Les Grands Dossiers de Diplomatie
Les relations entre la Russie et l’UE : le bilatéralisme prime
Concevant une certaine méfiance envers les organisations supranationales occidentales, la Russie de Vladimir Poutine concentre sa politique européenne sur des relations bilatérales avec les États membres de l’UE. Pour quels résultats ?
Malgré un tournant vers l’Asie et la Chine, la Russie conserve une relation majeure avec les pays européens et l’Union européenne (UE). En effet, si seulement 23 % du territoire de la Russie se situent dans le continent européen, ils abritent 75 % de la population russe. Vladimir Poutine a été l’acteur d’un rapprochement avec l’Occident et l’Europe notamment pour des raisons économiques, et il soutient également la zone euro, là encore pour des intérêts d’interdépendance économique (1). Le marché commun européen restant ainsi le principal partenaire commercial de la Russie, malgré le développement du commerce avec la Chine, Moscou ne peut pas négliger ses relations avec l’Ouest.
Une méfiance de la Russie envers les institutions européennes
La vision européenne du partenariat avec la Russie consiste à ancrer cette dernière dans l’Occident et à s’assurer qu’elle adopte les valeurs de l’UE. Pour cela, l’UE a choisi une approche normative basée sur le droit, le but étant de garantir la stabilité du continent à travers des accords institutionnels. Néanmoins, cette stratégie ne peut fonctionner que si la Russie adopte une mentalité occidentaliste, comme c’était le cas dans les années 1990. Or, depuis l’arrivée au pouvoir du président Poutine, c’est une doctrine de grande puissance centrée sur le retour de l’État dans les affaires publiques qui est en vigueur à Moscou.
Les choix politiques de la Russie ont ainsi conduit à des tensions avec l’UE. La Russie estime de plus en plus qu’elle est libre de choisir sa méthode de développement, ce qui entre en contradiction avec le projet européen préconisant l’adoption de normes spécifiques. Les théories de « démocratie souveraine » se développent au sein des élites russes et mettent l’accent sur une priorité nationale destinée à fortifier la Russie afin qu’elle soit suffisamment puissante pour défendre ses intérêts (2). À l’inverse, l’UE, qui s’est construite sur l’approche visant à
dépasser le souverainisme, ne peut que difficilement accepter cette vision : les politiques de voisinage visaient à stabiliser l’Union en poussant les États frontaliers à adopter des valeurs similaires. De plus, l’idée de l’indépendance nationale promue par Moscou, et sa primauté par rapport à une intégration internationale, tend à relancer le débat interne à l’UE sur l’intégration européenne et sur la part de souveraineté des États membres. Un discours qui parle à plusieurs formations eurosceptiques au sein des pays membres de l’UE, qui reprennent cette idée d’union des nations européennes souveraines et souhaitent privilégier les liens avec la Russie pour contrebalancer les institutions européennes. Conséquence de cette doctrine, l’utilisation du bilatéralisme par la Russie amenuise l’importance du lien entre les institutions européennes et Moscou. À cette conception souverainiste des relations, s’ajoute un autre facteur de discorde concernant la place géopolitique que veut retrouver la Russie. À l’instar de l’OTAN, l’UE doit gérer le problème de « l’étranger proche » de la Russie. Cette dernière a conçu la CEI comme étant sa zone d’influence et comme une barrière de protection vis-à-vis des influences occidentales. Le souhait de toute une partie de l’Ukraine de rejoindre l’UE et le soutien de cette dernière à la révolution orange puis au soulèvement de Maïdan sont perçus comme une intrusion par la Russie. De même, la volonté de l’UE de démocratiser et d’attirer à elle les pays voisins entre en conflit avec la Russie, qui souhaite recréer une zone d’influence autour d’elle.
Néanmoins, Moscou voit le marché commun européen comme un atout économique mais aussi comme un outil pour assurer la stabilité du continent. En outre, le rapprochement russe avec l’UE lui a permis d’acquérir un soutien pour son adhésion à l’OMC. Cette dernière — qui a eu lieu en 2012 —, avait pour vocation d’offrir une meilleure crédibilité économique à l’échelle internationale pour la
Russie et, par voie de conséquence, une facilité à acquérir de nouveaux marchés y compris avec l’UE. Par ailleurs, le président Poutine a reconnu que 40 % de l’or et des réserves monétaires russes sont en euros (3). Cela témoigne de la confiance des dirigeants russes dans le marché européen. Des troubles économiques dans cette zone seraient néfastes pour le marché et les finances publiques russes.
Enfin, la politique européenne en matière d’énergie reste principalement le fait des États membres. Ce partage des tâches entre les États et la Commission offre à Moscou la possibilité de renforcer ce partenariat à travers des relations avec les pays lui étant les plus favorables et ainsi contourner les frictions avec les institutions européennes.
La vieille Europe : une position favorable au rapprochement
L’Allemagne, l’Italie et la France restent les principaux partisans d’un rapprochement avec la Russie pour des raisons différentes.
La politique allemande suit un « réalisme commercial », consistant à utiliser les échanges économiques comme un vecteur de cohésion et de développement afin de limiter voire de neutraliser
L’Allemagne, l’Italie et la France restent les principaux partisans d’un rapprochement avec la Russie pour des raisons différentes.
les rapports de forces entre la Russie et l’Allemagne. En assurant l’interdépendance des économies, les tensions ne peuvent pas se développer sous peine d’avoir des résultats néfastes pour chacun. L’argument économique est d’autant plus efficace avec la Russie qu’elle base sa politique de reconstruction sur la remise sur pied de son économie. Pour l’Allemagne et ses entreprises, l’économie russe représente un marché important et influence la prise de décisions, comme les sanctions économiques après l’annexion de la Crimée : le secteur économique étant partisan du libre-échange, de telles mesures n’ont pas reçu un bon accueil. L’Ost- Ausschuss – Osteuropaverein der Deutschen Wirtschaft (4) a ainsi fortement médiatisé son opposition aux sanctions économiques et semble avoir réussi à limiter l’impact de ces dernières. La primauté de l’économique sur le politique dans la relation germano-russe est un élément non négligeable. L’épicentre de ce partenariat est le domaine des hydrocarbures. Le controversé dossier NordStream 2 est révélateur de ce lien entre l’Allemagne et la Russie. Ce projet, chargé de doubler le gazoduc NordStream reliant la Russie à l’Allemagne par la mer Baltique, continue d’avoir le soutien de Berlin malgré les sanctions des États-Unis fin 2019 et l’opposition de pays européens comme la Pologne.
À l’instar de l’Allemagne, les relations économiques ont favorisé le rapprochement entre l’Italie et la Russie. L’Italie cherche, en effet, à multiplier ses investissements vers les BRICS afin de rattraper son retard vis-à-vis de ses voisins et principalement l’Allemagne. Pour la
Russie, l’Italie est son deuxième importateur européen après l’Allemagne. De même que les projets NordStream dans la Baltique pour l’Allemagne, l’Italie participait, à travers ENI, au projet SouthStream piloté par Gazprom visant à relier, par la mer Noire, la Russie aux pays du Sud de l’Europe, dont l’Italie. Le projet a été annulé suite aux sanctions européennes consécutives à l’annexion de la Crimée, mais la coopération entre l’Italie et la Russie en matière énergétique reste présente. Le projet russe TurkStream, destiné à contourner les sanctions européennes et officiellement lancé début 2020, a pour vocation de fournir en gaz des pays comme l’Italie (5). Cet engouement de la Russie pour l’Italie s’explique par une relation positive entre les deux pays dès la guerre froide qui se manifeste aussi sur le plan politique, comme le montre l’aide sanitaire russe à l’Italie lors de la crise de la Covid-19.
Pour la France, le rapprochement récent du président Macron avec la Russie s’inscrit dans une tradition française inspirée par le gaullisme. Cette politique est liée à la relation complexe que Paris a visà-vis de l’OTAN et au poids américain dans celle-ci. Reprenant l’idée d’une Europe souveraine et moins dépendante des pays anglo-saxons (comme les États-Unis et le Royaume-Uni), le président français souhaite redévelopper une politique de voisinage avec la Russie. Les déclarations sur l’OTAN en mort cérébrale et la critique de la politique américaine du président Trump font écho aux positions des prédécesseurs d’Emmanuel Macron. Le sommet de Saint-Pétersbourg en 2003 entre la France, l’Allemagne et la Russie, bien qu’ayant eu lieu dans le contexte de la guerre en Irak, a montré un cas concret d’un axe ParisBerlin-Moscou. En 2003, cet axe était motivé par l’opposition aux politiques américaines du président Bush Jr. Il ne serait guère surprenant que le président Macron souhaite reproduire un tel phénomène en utilisant le rejet de la politique américaine du président Trump. À cela s’ajoute son souhait d’éviter une trop grande ingérence dans l’étranger proche de la Russie. L’opposition de la France face à l’élargissement de l’UE dans les Balkans peut, en partie, s’expliquer par la volonté d’éviter de froisser la Russie, qui a une influence historique dans cette région.
La nouvelle Europe : entre opposition farouche à la Russie et souhait de coopération
La nouvelle Europe, composée principalement du groupe de Visegrad et des pays baltes, a une attitude vis-à-vis de la Russie bien plus variée. Il en ressort que les pays baltes et la Pologne sont parmi les principaux opposants européens au rapprochement avec Moscou. Le passif historique lié à l’empire russe et l’occupation soviétique ainsi que le fait que ces quatre États soient frontaliers avec la Russie influent sur cette position. Ces États sont néanmoins largement dépendants des hydrocarbures russes limitant leurs marges de manoeuvre vis-à-vis de Moscou. Toutefois, le projet polonais de « l’Initiative des trois mers » vise à réduire cette dépendance envers la Russie. Ce projet est indirectement lié au Brexit : la Pologne, comme un certain nombre de pays d’Europe orientale, entretenait des liens étroits avec le Royaume-Uni, tout particulièrement en matière économique. De plus, il existait avant le Brexit un équilibre de puissances au sein de l’UE se concentrant sur le triangle Londres-ParisBerlin : les trois premières puissances économiques et militaires de l’Europe étaient les plus à même de peser sur les décisions. Le Brexit modifie cet équilibre et la Pologne, en tant que membre profondément atlantiste ayant une forte influence sur l’Europe orientale, aimerait prendre la place du RoyaumeUni. Une situation qui compliquerait les possibilités de rapprochement avec la Russie au niveau européen. D’autant plus que la Pologne est l’un des principaux soutiens de l’Ukraine post-Maïdan, coeur du litige entre l’Europe et la Russie.
Pour autant, l’hostilité polonaise envers Moscou n’est pas partagée par le reste du groupe de Visegrad. Le président de la Tchéquie Milos Zeman et le Premier ministre de la Hongrie Viktor Orban ont une attitude plus amicale vis-à-vis de la Russie. Si ces positions sont en partie guidées par le souhait de diversifier les relations et de ne pas dépendre uniquement de l’Europe de l’Ouest, elles sont aussi motivées par des questions économiques et énergétiques. La Hongrie comme la Tchéquie comptent des parcs nucléaires qu’elles souhaitent développer. Rosatom, l’entreprise d’État du nucléaire russe, est chargée de l’extension de la centrale hongroise Paks, tandis qu’elle est en lice pour décrocher un contrat pour la construction d’un nouveau réacteur à la centrale tchèque Dukovany. L’influence de Rosatom en Europe centrale s’explique par le fait que les centrales nucléaires existantes utilisent la technologie soviétique/ russe. Cela démontre que la Russie arrive à jouer de son influence aussi bien avec les hydrocarbures qu’avec la technologie nucléaire.
L’hostilité polonaise envers Moscou n’est pas partagée par le reste du groupe de Visegrad.
L’OTAN reste le principal obstacle à un rapprochement avec la Russie
Néanmoins, le principal obstacle au rapprochement avec la Russie reste l’OTAN. Plus que l’UE, la Russie se sent menacée par l’extension de l’OTAN à ses frontières. Ironiquement, ce sont les actions de Moscou en Ukraine après l’Euromaidan et l’annexion de la Crimée qui ont permis de donner une nouvelle vitalité à l’Alliance Nord-Atlantique. L’OTAN se cherchait une nouvelle mission depuis la fin de la guerre froide et l’effondrement de l’URSS, menace à l’origine de sa création. La crise en Ukraine a abouti à un retour aux sources de l’OTAN : une organisation de défense devant contenir la Russie. Le déploiement de forces américaines en Europe centrale et le développement de programmes de réactions rapides illustrent le retour des forces militaires alliées près des frontières russes. Ainsi, l’exercice « Europe Defender » en 2020 doit assurer le déploiement rapide des forces américaines en Europe et développer les réponses rapides dans le cadre de l’OTAN. Un exercice qui s’inscrit dans le projet de renforcer la capacité de réaction de l’Alliance avec l’initiative des quatre « 30 » (6).
Le fait que l’UE n’ait pas réussi à créer une alternative crédible à l’OTAN en termes de défense européenne la contraint à rester liée à l’Alliance, avec laquelle elle coopère de manière institutionnelle. De plus, à l’exception de l’Autriche, de l’Irlande, de la Suède et de la Finlande, tous les États de l’UE sont membres de l’OTAN. Il faut aussi rappeler que les décisions de l’OTAN sont prises à l’unanimité des États membres, démontrant que son action a l’aval des pays de l’UE, y compris ceux qui maintiennent une coopération importante avec la Russie. Dès lors, la loyauté à l’OTAN prime sur les relations avec la Russie. Cette position s’explique également par le fait que l’UE ne veut pas sacrifier sa sécurité et que, malgré les tensions avec la présidence américaine, le lien transatlantique continue d’exister. Il faut, en outre, s’attendre à ce que le poids de l’OTAN dans la défense du continent européen se renforce avec le Brexit. Le Royaume-Uni, en tant qu’une des principales puissances militaires et la seule avec la France et les États-Unis à détenir l’arme nucléaire au sein de l’OTAN, ne peut pas être ignoré. L’Initiative européenne d’intervention va dans ce sens. Créée en dehors des institutions européennes en 2017 suite au Brexit, elle regroupe 12 pays de l’UE (8 lors de la création) et le Royaume
Uni et vise à développer une culture stratégique européenne. Ainsi, si le Royaume-Uni n’impactera plus directement les décisions des institutions de l’UE, il continuera à maintenir son influence dans les relations avec la Russie. (1) (2) (3) (4) (5) (6)