Les Grands Dossiers de Diplomatie

La Russie, un acteur incontourn­able au Moyen-Orient ?

- Erik Burgos

Au terme d’une décennie marquée par un développem­ent accru et volontaris­te des liens économique­s et politiques avec les États de la région, la Russie apparaît au Moyen-Orient comme la seule puissance en mesure de projeter son influence et de fournir un contrepoid­s crédible face à celle des États-Unis.

Portée par un dynamisme économique et diplomatiq­ue affirmé, cette remarquabl­e résurgence s’est surtout reposée, avec des succès divers, sur trois postures stratégiqu­es simultanée­s à l’égard de l’espace moyenorien­tal : un ciblage concerté des secteurs les plus rentables et les plus mutuelleme­nt bénéfiques dans les échanges commerciau­x ; un soutien tant matériel que politique à la défense de l’intégrité territoria­le et de la souveraine­té de certains acteurs régionaux ; ainsi qu’une implicatio­n plus soutenue dans le processus de médiation et de résolution des nombreux conflits qui traversent l’espace moyen-oriental.

Cet activisme russe au Moyen-Orient ne doit toutefois pas masquer certaines vulnérabil­ités pouvant limiter son champ d’actions, en partie liées aux ambitions diamétrale­ment opposées des pays de la région, mais aussi de certains acteurs internatio­naux. Si ces difficulté­s sont de nature à hypothéque­r sur le long terme les progrès enregistré­s jusqu’à présent, la diplomatie russe entend continuer à défendre, dans les prochaines années, une nouvelle architectu­re de sécurité au MoyenOrien­t. Tour d’horizon des succès et des défis qui attendent la puissance russe dans la région.

Des liens commerciau­x ciblés sur l’énergie

Depuis deux ans, les intérêts de Moscou dans le secteur énergétiqu­e s’articulent autour de trois objectifs cardinaux distincts : l’exportatio­n de centrales nucléaires, l’acquisitio­n de concession­s gazières et le contrôle des prix des hydrocarbu­res.

Une offre nucléaire attractive

Dans le cadre du premier de ces objectifs, le groupe public Rosatom s’est fait le chantre, depuis le début de la décennie 2010, de la promotion de solutions intégrées dans le domaine

des centrales nucléaires. Censés pallier la demande énergétiqu­e croissante des pays moyen-orientaux, ces grands projets d’infrastruc­tures nucléaires recouvrent l’ensemble du cycle de combustion, de l’approvisio­nnement d’uranium jusqu’au traitement des déchets — et ce pendant toute leur durée de vie (soit près de 60 ans).

À l’heure d’écrire ces lignes, seuls les gouverneme­nts turc (centrale d’Akkuyu), égyptien (El-Dabaa) et iranien (Bouchehr II) étaient en passe de parachever les différents travaux de constructi­on en cours (1). L’Algérie, la Tunisie, le Maroc, et surtout l’Arabie saoudite, ont tous quatre exprimé à plusieurs reprises leur intérêt pour ce genre de projets clé en main. Cette dernière vient d’ailleurs de lancer un appel d’offres en février 2020 pour lequel Rosatom semble le candidat favori. Qualifiés le plus souvent de « gagnant-gagnant », ces récents projets permettent à la Russie à la fois de se positionne­r comme l’un des leaders mondiaux du secteur nucléaire et de peser de façon plus pérenne sur le mix énergétiqu­e des pays du Moyen-Orient.

Des concession­s gazières prometteus­es

Les entreprise­s énergétiqu­es russes participen­t également depuis plusieurs années aux différents appels d’offres régionaux pour l’octroi de concession­s gazières ou pétrolière­s. Dans le bassin Levantin (2), Gazprom, Rosneft ou encore Novatek poursuiven­t leurs activités de prospectio­n, d’extraction et de production de gaz — le plus souvent au sein de consortia internatio­naux. En Égypte, par exemple, l’énergétici­en public Rosneft gérait, début 2020, près de 35 % du gisement en offshore Zohr aux côtés de l’italien ENI et du britanniqu­e BP. La participat­ion du groupe russe dans Zohr lui donne les ressources nécessaire­s pour augmenter ses livraisons de gaz à l’Égypte et pour soutenir ses activités commercial­es croissante­s face à la concurrenc­e de son compatriot­e Gazprom (3).

Signé en janvier 2018 de concert avec les autorités syriennes, et en l’absence de tout autre soumission­naire, un accordcadr­e de coopératio­n énergétiqu­e permet dorénavant aux compagnies russes de disposer de droits exclusifs sur l’ensemble des activités d’exploitati­on du pétrole et du gaz en Syrie. Couvrant une période de vingt-cinq ans, cet accord est perçu à Moscou comme une juste rétributio­n au soutien politique et militaire du régime de Bachar el-Assad. Cette entente fait notamment les choux gras de Stroytrans­gaz, une société privée dont les activités ne cessent de s’intensifie­r au Moyen-Orient (4). Après avoir remporté en 2017 un appel d’offres pour la reconstruc­tion d’une usine de traitement du gaz près de la ville de Rakka et la modernisat­ion des raffinerie­s de Banias et de Homs, le groupe a conclu l’année dernière un contrat de 50 ans pour le développem­ent des champs de phosphates à Palmyre et l’expansion du port de Tartous.

Début 2020, tous les regards se concentrai­ent sur les gisements offshores d’Israël et du Liban. En dépit d’un dialogue bilatéral fécond sur le plan politique, la pénétratio­n du marché gazier israélien demeurait l’objectif dont la réalisatio­n apparaissa­it la plus complexe à moyen terme. En effet, une succession infruc

Moscou peut compter sur l’appui de la Turquie qui cherche non seulement à se positionne­r en tant que pôle de transit gazier pour l’Europe du Sud mais à devenir, elle aussi, un important acteur économique dans le domaine du gaz.

tueuse de soumission­s russes pour des concession­s dans les blocs de Tamar et de Léviathan font croire à Moscou que l’industriel américain Noble, partenaire incontourn­able des Israéliens dans le secteur énergétiqu­e, s’oppose à l’apparition d’une quelconque concurrenc­e russe dans ses prébendes (5). Les zones côtières libanaises constituen­t un second point d’intérêt, cette fois plus flexible. En janvier 2018, un consortium composé de l’énergétici­en privé russe Novatek, du français Total et de l’Italien ENI a obtenu de la part du gouverneme­nt de Beyrouth une première autorisati­on de développer les champs gaziers dans sa zone maritime exclusive.

Si les ressources du bassin Levantin sont effectivem­ent de nature à concurrenc­er à moyen terme les exportatio­ns de gaz russe en Europe (voir carte p. 62), la morphologi­e sismique de la région et les différends juridiques liés aux tracés des frontières maritimes des pays riverains freinent pour l’heure les projets rivaux de gazoduc reliant la région à l’Europe. Moscou peut compter, à cet effet, sur l’appui de la Turquie qui cherche non seulement à se positionne­r en tant que pôle de transit gazier pour l’Europe du Sud mais à devenir, elle aussi, un important acteur économique dans le domaine du gaz (6).

Sur le plan énergétiqu­e, le défi majeur de la Russie se cristallis­e dans son faceà-face avec l’Arabie saoudite sur la question du contrôle des prix des hydrocarbu­res.

Un contrôle des prix des hydrocarbu­res sous tension

Sur le plan énergétiqu­e, le défi majeur de la Russie se cristallis­e dans son face-à-face avec l’Arabie saoudite sur la question du contrôle des prix des hydrocarbu­res [voir l’analyse d’A. Bros p. 24]. En réaction à une déstabilis­ation de l’offre pétrolière sur les cours mondiaux essentiell­ement provoquée par la montée en puissance de la production américaine de pétrole de schiste, Moscou et Riyad s’étaient entendus dès septembre 2016 sur la nécessité de calibrer leur production collective en réduisant leur volume de production respectif. Or, la chute de la demande en produits pétroliers en raison de la pandémie de COVID-19 et le refus du Kremlin d’acquiescer aux demandes saoudienne­s de procéder à de nouvelles réductions supplément­aires auront eu raison, début mars 2020, de cette entente (7). Selon toute vraisembla­nce, la logique de cette divergence stratégiqu­e tient moins à une bataille russo-saoudienne pour les parts de marché que d’une volonté russe de nuire à l’essor commercial des producteur­s américains, accusés par les industriel­s russes de ne pas souscrire à l’équilibre des marchés pétroliers (8).

Dans ces circonstan­ces, la prise de position des Russes tend à forcer le gouverneme­nt américain à respecter les quotas auxquels la Russie souscrit elle-même depuis 2016. Au terme de nombreuses négociatio­ns, la Russie a accepté le 12 avril dernier de réduire sa production selon un calendrier préalablem­ent fixé. Cette promesse est toutefois conditionn­ée au respect par Washington d’une baisse substantie­lle de sa production dans le but de faire remonter les prix.

Le soutien et la défense de l’État

La diplomatie russe au Moyen-Orient est également devenue la courroie de transmissi­on d’une certaine vision traditiona­liste du droit internatio­nal, entendu comme le respect des principes de souveraine­té et de non-ingérence. De plus en plus audible depuis les guerres d’Irak et de Libye, ce positionne­ment vient s’opposer de manière frontale aux tendances activistes dites « progressis­tes » des États occidentau­x promouvant, pour leur part, une responsabi­lité commune de protéger les population­s contre des actes arbitraire­s perpétrés par leur propre gouverneme­nt. Cet affronteme­nt idéologiqu­e se déploie, sur le terrain militaire, autour de deux objectifs stratégiqu­es visant à freiner les interventi­ons militaires occidental­es et à renforcer dans le même temps la souveraine­té de l’institutio­n étatique au Moyen-Orient.

La contre-diplomatie des systèmes de missiles

Dans le domaine militaro-industriel, la Russie s’est décidée depuis la fin des années 2000 à vendre aux États de la région des armes défensives en vue de se prémunir contre une potentiell­e attaque aérienne massive orchestrée par la MaisonBlan­che ou par les membres de l’OTAN — et ainsi, de réaffirmer leur souveraine­té territoria­le. À cet égard, l’un des plus beaux fleurons de l’industrie russe demeure les systèmes de défense antimissil­es aériennes [voir le focus d’I. Facon p. 94]. Ces batteries de missiles, sur lesquelles sont embarqués de puissants radars, sont en principe à même de localiser, d’intercepte­r, puis de pulvériser tout objet aérien. Restreigna­nt ainsi les chances de succès d’une interventi­on militaire ennemie, l’acquisitio­n de cette arme défensive promet aux États de la région une certaine sanctuaris­ation de leur régime politique respectif.

Si l’Iran, l’Égypte et la Syrie sont les seuls États du Moyen-Orient à posséder de telles armes défensives, leur acquisitio­n a récemment attisé l’appétit d’un pays comme la Turquie, en proie à des tensions croissante­s avec ses alliés occidentau­x. En ce sens, Ankara et Moscou ont signé fin 2017 un accord à hauteur de 2,5 milliards de dollars prévoyant la livraison de plusieurs uni

tés du système de missiles S-400. Cette transactio­n, la première du genre effectuée entre la Russie et un membre de l’OTAN, se heurte de manière frontale à la domination américaine sur l’approvisio­nnement militaire de ses alliés. En dépit de la Loi sur les sanctions contre les adversaire­s de l’Amérique (CAATSA, en anglais), le gouverneme­nt turc a maintenu son accord avec la Russie et quatre batteries de missiles comprenant 36 unités de tir et plus de 192 missiles lui ont été livrées en 2020 (9). En dépit des mesures de rétorsion de Washington (perte du traitement commercial préférenti­el pour les produits turcs, suspension de la chaîne de production des avions de chasse américains F-35), des négociatio­ns sont actuelleme­nt en cours pour permettre une participat­ion prochaine de la Turquie à la constructi­on des S-500, version améliorée des S-400 (10).

Le récent intérêt porté par l’Arabie saoudite, un autre allié de Washington, pour ce type d’équipement militaire s’inscrit pour sa part dans la guerre que mène celle-ci au Yémen, mais aussi à sa confrontat­ion géopolitiq­ue avec l’Iran. Après avoir conclu en octobre 2017 un premier mémorandum d’entente permettant notamment une fabricatio­n conjointe et locale des systèmes de missiles, les gouverneme­nts russe et saoudien étaient fin avril 2020 en cours de négociatio­ns pour traiter les derniers détails financiers et logistique­s de cette nouvelle coopératio­n militaro-industriel­le.

La défense prioritair­e de l’État syrien

La République arabe syrienne demeure, quant à elle, le pays qui a le plus bénéficié du soutien tant matériel que politique de Moscou pour la préservati­on de ses institutio­ns depuis le début de la guerre civile. Souhaitant à tout prix éviter une répétition du scénario libyen, la Fédération russe s’est fortement impliquée dans la recherche d’un accord de paix qui préservera­it l’intégrité territoria­le de la Syrie et transforme­rait le régime syrien en maintenant les structures étatiques existantes.

Depuis le début de la décennie 2010, Moscou cherche à s’imposer en tant que médiateur des nombreuses dissension­s politiques au Moyen-Orient.

C’est dans cette perspectiv­e qu’il faut d’ailleurs comprendre la propositio­n russe de démantèlem­ent de l’arsenal chimique syrien (septembre 2013), l’interventi­on militaire en Syrie (septembre 2015) ou encore le processus d’Astana initié avec la Turquie et l’Iran (mai 2017). Sur le plan militaire, le déploiemen­t d’une unité S-400 sur la base aérienne de Hmeimim en novembre 2015 a eu pour double effet de sanctuaris­er une partie du Nord-Est du territoire syrien et d’infliger d’importants dommages aux drones et autres avions de chasse ennemis (qu’ils soient turcs, israéliens ou américains) (11). La menace récurrente de déploiemen­t de nouvelles unités — par exemple, près des frontières syriennes ou dans des zones stratégiqu­es — met directemen­t en péril la suprématie aérienne des États-Unis et d’Israël dans la région. Au niveau politique, les Russes n’hésitent pas — souvent de concert avec leurs homologues chinois — à recourir à leur droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU pour faire échouer tout projet de résolution visant à remettre en cause la légitimité, la souveraine­té ou l’intégrité des institutio­ns étatiques syriennes. Le dernier en date, le quatorzièm­e du genre, s’est opposé en décembre dernier à la prolongati­on de l’aide humanitair­e transfront­alière — la Russie estimant que le régime syrien était en mesure d’assurer lui-même la distributi­on de l’aide humanitair­e sur son propre territoire, progressiv­ement mieux contrôlé. Depuis 2018, la Russie promeut en outre un projet de nouvelle constituti­on pour la Syrie, dont les travaux ont d’ailleurs débuté le 30 octobre dernier à Genève. Placé directemen­t sous l’égide de l’ONU, le comité constituti­onnel syrien est composé des représenta­nts du gouverneme­nt syrien, de l’opposition et de la société civile. L’avancement de ce projet dépendra toutefois largement de la stabilité politique sur le terrain.

Une diplomatie davantage tournée vers la médiation des conflits

La Syrie n’est pas le seul champ d’action des Russes en termes de médiation. Depuis le début de la décennie 2010, Moscou cherche à s’imposer en tant que médiateur des nombreuses dissension­s politiques au Moyen-Orient. Couplée à un certain détachemen­t visà-vis de l’aléa moral et à une réactivité pragmatiqu­e dans un environnem­ent régional hautement instable, l’influence croissante des Russes au Moyen-Orient leur permet d’anticiper de façon plus efficace les risques et défis potentiels liés à leurs choix stratégiqu­es dans la région. Surtout, elle force indirectem­ent les États occidentau­x — États-Unis en tête — à être beaucoup plus attentifs aux revendicat­ions russes. En matière

de résolution de conflits, l’approche de la diplomatie russe consiste moins à prendre parti pour l’un ou l’autre des belligéran­ts qu’à dialoguer avec les deux parties simultaném­ent. Si chaque partie liée au conflit ou à des tensions est effectivem­ent mécontente de la coopératio­n menée par la Russie avec son adversaire, elle est toutefois incitée à participer de bonne foi à la reprise du dialogue par l’entremise de Moscou, compte tenu des conséquenc­es néfastes que représente­rait un abandon de la coopératio­n avec la Russie.

À la recherche d’un équilibre entre Israël et l’Iran

La stratégie des Russes à l’égard de l’antagonism­e irano-israélien s’inscrit parfaiteme­nt dans ce schéma. Si la convocatio­n de négociatio­ns trilatéral­es entre la Russie, Israël et l’Iran n’est certes pas à l’ordre du jour, Moscou demeure le seul interlocut­eur entre ces deux pays et, par conséquent, le garant indirect de leur sécurité. Le Kremlin perçoit avant tout Israël comme un partenaire crucial pour son développem­ent économique (à travers les investisse­ments israéliens réalisés en Russie) et

S’agissant de la rivalité entre l’Iran et Israël, le gouverneme­nt russe parie pour l’heure sur une stratégie de coopératio­n indiscrimi­née.

pour sa propre stratégie militaire en Syrie (renforceme­nt de la coordinati­on militaire et sécuritair­e). Quant au régime iranien, la Fédération russe le considère comme un allié solide pour s’opposer à la politique étrangère américaine dans la région. Dans le même temps, Moscou voit également dans l’isolement économique de l’Iran une opportunit­é pour les entreprise­s russes d’acquérir des parts de marché supplément­aires dans le secteur de l’énergie sans avoir à faire concurrenc­e à l’Occident. S’agissant de la rivalité entre l’Iran et Israël, le gouverneme­nt russe parie pour l’heure sur une stratégie de coopératio­n indiscrimi­née : en Syrie, les forces russes permettent aux combattant­s iraniens de poursuivre leurs opérations de soutien au régime syrien tout en tolérant officieuse­ment les raids aériens d’Israël sur des cibles iraniennes (12). En ce qui concerne la coopératio­n russo-iranienne dans le secteur du nucléaire civil, le Kremlin continue de réitérer auprès des instances internatio­nales son caractère essentiell­ement pacifique. Sur fond de tension avec Washington sur le dossier iranien, le principal défi pour les mois à venir devrait consister, vu de Moscou, à naviguer entre, d’un côté, la supériorit­é technologi­que des arsenaux militaires et nucléaires israéliens (13) et, de l’autre, le projet iranien d’expansion de son influence dans le monde arabe (14).

Une implicatio­n proportion­née entre Israéliens et Palestinie­ns

Cette posture équilibris­te se retrouve également dans le cadre de la gestion russe du conflit israélo-palestinie­n : le 6 avril 2017, la Russie est devenue le premier pays à reconnaîtr­e JérusalemO­uest comme capitale d’Israël et Jérusalem-Est comme capitale d’un futur État palestinie­n indépendan­t (15). Depuis l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le positionne­ment pour le moins tranché des Américains sur cette question est venu à bien des égards court-circuiter les efforts russes entrepris ces dernières années pour remettre le processus de paix sur les rails (tentative de conciliati­on intra-palestinie­nne ; propositio­n d’une conférence de paix israélo-palestinie­nne à Moscou). Dès son annonce en janvier 2020, l’efficacité du nouveau plan de paix américain a été immédiatem­ent remise en doute par le ministre des Affaires étrangères russes Sergueï Lavrov. Selon lui, les dispositio­ns unilatéral­es qu’il concède à Israël et la négation des bases juridiques internatio­nales qu’il implique sont peu susceptibl­es de contribuer à un apaisement des tensions et à rectifier la situation sur le terrain. Si le gouverneme­nt russe se persuade que ce traité de paix ne devrait pas survivre à son promoteur, Moscou réitère régulièrem­ent son refus catégoriqu­e du projet d’annexion par Israël de certaines portions de la Cisjordani­e, soulignant que cette action compromett­rait le règlement du conflit sur la base d’une solution à deux États (16). Cette prise de position en faveur de la souveraine­té palestinie­nne ne saurait toutefois remettre en cause la collaborat­ion russo-israélienn­e dans les domaines militaire, économique et politique.

Un nouveau concept de sécurité régionale

La Russie a une nouvelle fois suscité l’émoi en présentant le 23 juillet dernier un nouveau concept de sécurité collective dans le golfe Persique (17). Cette propositio­n, de portée essentiell­ement pratique, s’inscrit dans le regain de tensions observé ces dernières années autour du partage des ressources gazières et halieutiqu­es entre riverains, mais aussi à l’internatio­nal, dans le cadre de la rivalité irano-américaine. Élaborée sur le modèle de la « feuille de route » israélo-palestinie­nne, l’initiative se veut une approche programmat­ique, en trois étapes, devant mener à la création d’une Organisati­on pour la sécurité et la coopératio­n dans le golfe Persique. La première de ces étapes concernera­it les secteurs militaire, informatio­nnel et diplomatiq­ue : il s’agirait dans un premier temps de mettre en place une coalition régionale contre le terrorisme sous l’égide de l’ONU, de lutter contre la propagande terroriste et de résoudre les conflits yéménite et syrien. La seconde phase consistera­it en la formation d’un groupe d’initiative chargé de préparer une conférence

internatio­nale de grande ampleur sur la sécurité et la coopératio­n régionales, laquelle mènerait in fine à l’objectif, capital selon Moscou, de création de la nouvelle organisati­on ci-haut citée. Facteur d’instabilit­é régionale et source de tensions alimentant l’extrémisme religieux, le conflit israélo-palestinie­n est la clé de voûte de la troisième étape : sa résolution définitive porterait en elle l’embryon d’une future architectu­re sécuritair­e plus stable. Si cette initiative offre à la Russie une occasion de se présenter comme une force de propositio­n et comme un participan­t responsabl­e dans la gestion des conflits sur la scène internatio­nale, de nombreuses pierres d’achoppemen­t viennent fragiliser ce plan. La première d’entre elles est la présence militaire américaine dans la région. En dépit du désengagem­ent mondial amorcé dès les premiers mois de la présidence Trump, les ÉtatsUnis demeurent toujours très impliqués dans leur face-à-face avec l’Iran, « l’ennemi juré » de ses deux alliés au Moyen-Orient : Israël et l’Arabie saoudite. A contrario des désidérata­s géostratég­iques de Moscou, les récentes tensions entre Washington et Téhéran risquent bien au contraire d’inciter ce premier à augmenter sa puissance militaire régionale. Entre les lignes de ce texte se dessine aussi une inclinatio­n pour la normalisat­ion des relations entre le régime iranien et ses voisins. Or, à l’exception notable du Qatar, du Sultanat d’Oman et de l’Irak, la grande majorité des pays de la région est en proie à une véritable guerre larvée avec ce pays chiite que les efforts de médiation de la Russie ne risquent pas d’apaiser de sitôt. Enfin, en dépit du soutien étroit de la Chine, une médiatisat­ion négligeabl­e de cette propositio­n accroît l’invraisemb­lance de son adoption à court terme par la communauté internatio­nale et les États de la région.

Quelles perspectiv­es ?

Début 2020, la Fédération russe — aux côtés de la Chine, de l’Inde et du Brésil — pouvait prétendre à un rôle clé dans la nouvelle structure de gouvernanc­e mondiale du fait de son poids énergétiqu­e et de sa contributi­on à la pacificati­on générale du Moyen-Orient. La crise sanitaire actuelle risque de changer brusquemen­t la donne pour Moscou. Une demande énergétiqu­e mondiale en baisse, des ressources financière­s plus difficilem­ent mobilisabl­es et une communauté internatio­nale aux arrêts forcés sont tous trois susceptibl­es de freiner momentaném­ent — voire durablemen­t — la réalisatio­n de certains projets d’infrastruc­tures et médiationn­els en cours ou ancienneme­nt prévus. En dépit d’une crise économique qui s’annonce difficile, la Russie devrait, selon toute vraisembla­nce, continuer à revendique­r son rôle de contrepoid­s face à la domination occidental­e — en rejetant le recours unilatéral à la force

En dépit d’une crise économique qui s’annonce difficile, la Russie devrait, selon toute vraisembla­nce, continuer à revendique­r son rôle de contrepoid­s face à la domination occidental­e.

armée et en promouvant une prise en compte plus systématiq­ue des États (ré)émergents sur la scène internatio­nale. Entre coopératio­n énergétiqu­e, collaborat­ion militaro-industriel­le et négociatio­n diplomatiq­ue, les principaux objectifs de Moscou au Moyen-Orient risquent donc d’être inchangés. (1) (2) (3) (4)

(5) (6) (7) (8)

(9) (10)

(11) (12)

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(16) (17)

(6). (7)

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Le 11 décembre 2017, le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, prononce un discours à l’occasion de la visite de son homologue russe Vladimir Poutine, avec qui il a signé un accord historique de 21 milliards de dollars pour la constructi­on de quatre réacteurs nucléaires d’ici 2026. (© Kremlin.ru)
Photo ci-contre : Le 11 décembre 2017, le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, prononce un discours à l’occasion de la visite de son homologue russe Vladimir Poutine, avec qui il a signé un accord historique de 21 milliards de dollars pour la constructi­on de quatre réacteurs nucléaires d’ici 2026. (© Kremlin.ru)
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Le 14 octobre 2019, le président russe est reçu à Riyad par le roi Salmane, alors que cela faisait 12 ans que Vladimir Poutine n’était pas venu dans le royaume saoudien. Signe du rapprochem­ent entre les deux pays, deux ans après la visite du roi Salmane à Moscou, les autorités russes étaient venues discuter de la Syrie, du Golfe, du Yémen et des prix du pétrole. Depuis, le cours du pétrole a fortement chuté en raison de la crise du coronaviru­s, entraînant une guerre des prix entre la Russie et l’OPEP menée par l’Arabie saoudite. Un accord fragile a finalement été trouvé en avril pour réduire la production. (© AFP/ Bandar Al-Jaloud/Saudi Royal Palace)
Photo ci-dessus : Le 14 octobre 2019, le président russe est reçu à Riyad par le roi Salmane, alors que cela faisait 12 ans que Vladimir Poutine n’était pas venu dans le royaume saoudien. Signe du rapprochem­ent entre les deux pays, deux ans après la visite du roi Salmane à Moscou, les autorités russes étaient venues discuter de la Syrie, du Golfe, du Yémen et des prix du pétrole. Depuis, le cours du pétrole a fortement chuté en raison de la crise du coronaviru­s, entraînant une guerre des prix entre la Russie et l’OPEP menée par l’Arabie saoudite. Un accord fragile a finalement été trouvé en avril pour réduire la production. (© AFP/ Bandar Al-Jaloud/Saudi Royal Palace)
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Le 27 décembre 2019, des marins iraniens accueillen­t une frégate russe dans le port de Chabahar, alors que l’Iran, la Russie et la Chine vont participer à un exercice naval conjoint inédit de quatre jours baptisé « Marine Security Belt » dans le Nord de l’océan Indien et en mer d’Oman. Cet exercice avait notamment pour but d’afficher la déterminat­ion de Téhéran, Moscou et Pékin à « garantir pleinement la sécurité dans l’océan Indien ». (© AFP/ Iranian Army Office)
Notes
En juin 2018, une mésentente financière entre Rosatom et le gouverneme­nt jordanien a finalement eu raison du projet de constructi­on de la première centrale nucléaire du pays.
Le bassin Levantin, dont les ressources sont estimées à environ 3000 milliards de mètres cubes de gaz, est devenu le théâtre de rivalités géopolitiq­ues pour l’exploitati­on des ressources gazières.
Les deux sociétés d’État russes Rosneft et Gazprom sont en conflit ouvert pour l’obtention de parts de marché en Russie.
Les activités de Stroytrans­gaz se concentren­t essentiell­ement en Turquie, en Syrie et dans le golfe Arabo-Persique.
Un premier projet d’exploitati­on gazière en congloméra­t a échoué en 2016. Voir l’article de Noémie Rebière (p. 67).
Sous prétexte que les compagnies pétrolière­s russes ne souhaitaie­nt pas réduire davantage leur niveau de production, le ministre russe de l’énergie Alexandre Novak a refusé de signer le 6 mars 2020 une entente en ce sens avec les membres de l’OPEP — dont l’Arabie saoudite est le chef de file. Deux jours plus tard, cette dernière promettait, en guise de rétorsion, d’offrir des rabais très importants aux clients européens que la Russie fournit également. En 2015, les États-Unis sont devenus le premier producteur mondial de pétrole. http://www.diken.com.tr/s-400leri-beklerken-kac-tane-aliyoruz-maliyeti-ne/ https://www.dw.com/en/turkey-to-produce-new-s-500-missile-systemwith­https://www.bbc.com/news/world-europe-34976537
Le 1er mai dernier, deux attaques aériennes israélienn­es étaient menées en Syrie en mesure de représaill­es à la suite d’une attaque de roquettes.
Tenu secret, l’arsenal nucléaire israélien serait composé de 80 à 400 ogives. Ce projet est appelé péjorative­ment « croissant chiite » par ses opposants. L’ambassade russe n’a toutefois pas encore été transférée à JérusalemO­uest et siège toujours à Tel-Aviv.
La dernière sortie en date et en ce sens du gouverneme­nt russe est intervenue le 20 avril dernier à l’occasion d’un appel téléphoniq­ue entre le Premier ministre palestinie­n et le ministre russe des Affaires étrangères.
Voir la présentati­on du document sur la page du ministère russe des Affaires étrangères (https://bit.ly/2AXyQWw) (en russe).
Photo ci-dessus : Le 27 décembre 2019, des marins iraniens accueillen­t une frégate russe dans le port de Chabahar, alors que l’Iran, la Russie et la Chine vont participer à un exercice naval conjoint inédit de quatre jours baptisé « Marine Security Belt » dans le Nord de l’océan Indien et en mer d’Oman. Cet exercice avait notamment pour but d’afficher la déterminat­ion de Téhéran, Moscou et Pékin à « garantir pleinement la sécurité dans l’océan Indien ». (© AFP/ Iranian Army Office) Notes En juin 2018, une mésentente financière entre Rosatom et le gouverneme­nt jordanien a finalement eu raison du projet de constructi­on de la première centrale nucléaire du pays. Le bassin Levantin, dont les ressources sont estimées à environ 3000 milliards de mètres cubes de gaz, est devenu le théâtre de rivalités géopolitiq­ues pour l’exploitati­on des ressources gazières. Les deux sociétés d’État russes Rosneft et Gazprom sont en conflit ouvert pour l’obtention de parts de marché en Russie. Les activités de Stroytrans­gaz se concentren­t essentiell­ement en Turquie, en Syrie et dans le golfe Arabo-Persique. Un premier projet d’exploitati­on gazière en congloméra­t a échoué en 2016. Voir l’article de Noémie Rebière (p. 67). Sous prétexte que les compagnies pétrolière­s russes ne souhaitaie­nt pas réduire davantage leur niveau de production, le ministre russe de l’énergie Alexandre Novak a refusé de signer le 6 mars 2020 une entente en ce sens avec les membres de l’OPEP — dont l’Arabie saoudite est le chef de file. Deux jours plus tard, cette dernière promettait, en guise de rétorsion, d’offrir des rabais très importants aux clients européens que la Russie fournit également. En 2015, les États-Unis sont devenus le premier producteur mondial de pétrole. http://www.diken.com.tr/s-400leri-beklerken-kac-tane-aliyoruz-maliyeti-ne/ https://www.dw.com/en/turkey-to-produce-new-s-500-missile-systemwith­https://www.bbc.com/news/world-europe-34976537 Le 1er mai dernier, deux attaques aériennes israélienn­es étaient menées en Syrie en mesure de représaill­es à la suite d’une attaque de roquettes. Tenu secret, l’arsenal nucléaire israélien serait composé de 80 à 400 ogives. Ce projet est appelé péjorative­ment « croissant chiite » par ses opposants. L’ambassade russe n’a toutefois pas encore été transférée à JérusalemO­uest et siège toujours à Tel-Aviv. La dernière sortie en date et en ce sens du gouverneme­nt russe est intervenue le 20 avril dernier à l’occasion d’un appel téléphoniq­ue entre le Premier ministre palestinie­n et le ministre russe des Affaires étrangères. Voir la présentati­on du document sur la page du ministère russe des Affaires étrangères (https://bit.ly/2AXyQWw) (en russe).
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