Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’armée : la meilleure alliée de la Russie

- Igor Delanoë

Si la remise à niveau de l’armée s’est accompagné­e d’une militarisa­tion des relations extérieure­s de la Russie, en particulie­r dans ses rapports avec la communauté euro-atlantique suite à la crise ukrainienn­e de 2014, la mobilisati­on de l’outil militaire a aussi servi plus globalemen­t l’agenda de puissance souveraine qui se trouve au coeur du projet politique de Vladimir Poutine pour son pays.

La Russie a entrepris de moderniser ses forces armées au lendemain de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, qui avait mis en lumière de nombreuses insuffisan­ces au sein de son outil militaire. Les fruits de cet effort de réarmement ont été visibles dès 2014 lors des opérations ayant conduit à l’annexion de la Crimée, puis en Syrie, où l’armée russe est engagée depuis 2015. Mieux équipées, profession­nalisées et plus mobiles, les forces russes se trouvent aujourd’hui à un moment charnière de leur processus de modernisat­ion. Le plan d’armement 20112020 élaboré par l’ancien ministre de la Défense Anatoli Serdioukov est arrivé en effet à échéance et peut être considéré comme le plus réussi de l’époque postsoviét­ique. Le nouveau plan d’armement 2018-2027 doit garantir la pérennisat­ion et la prolongati­on de l’effort de modernisat­ion au cours de la décennie 2020. Le Kremlin a en outre fait le constat que depuis qu’il a recouru à la force en Syrie, il s’est rendu audible auprès des Occidentau­x. La mobilisati­on de l’outil militaire au Levant a en outre directemen­t contribué à remettre la Russie au centre du jeu sur la scène stratégiqu­e moyen-orientale et a servi plus globalemen­t l’agenda de puissance souveraine de Vladimir Poutine. Au contexte géopolitiq­ue tendu né de la crise de 2014 s’ajoute la perception russe d’un ordre mondial en mutation et d’une exacerbati­on de la compétitio­n entre puissances aux échelles globale et régionale. Vu de Moscou, le nouveau désordre internatio­nal place davantage la focale sur les « facteurs bruts » de puissance tels qu’une armée moderne, plutôt que sur

des attributs plus « sophistiqu­és » ( soft power, attractivi­té du modèle politico-économique…) qui feraient par ailleurs défaut à la Russie. Tirant les enseigneme­nts de la campagne syrienne, le programme 2018-2027 devrait favoriser la production en série de matériels modernes éprouvés et mettre l’accent sur les technologi­es de rupture. Il n’en fera cependant pas moins face à des obstacles d’ordre économique, politique et technologi­que.

La persistanc­e de la lecture d’une menace multi-directionn­elle

La Russie se perçoit comme une « forteresse assiégée », ce qui la conduit à entretenir un dispositif de défense multi-directionn­el. Construite autour de « bastions » qui verrouille­nt des zones considérée­s par Moscou comme étant particuliè­rement critiques, cette défense s’articule autour de dispositif­s de dénis d’accès et d’interdicti­on de zone ( anti-access/area denial ou A2/AD). Le « bastion stratégiqu­e Nord » est centré autour de la péninsule de Kola, où se trouvent les bases de sous-marins nucléaires, et qui commande l’accès du débouché occidental de

La Russie se perçoit comme une « forteresse assiégée », ce qui la conduit à entretenir un dispositif de défense multi-directionn­el.

la route maritime du Nord (RMN). La plus grande navigabili­té le long de la RMN a par ailleurs conduit la Russie à muscler son dispositif militaire sur le pourtour de sa façade arctique. Près d’une vingtaine de bases aériennes et navales y ont été modernisée­s ou réactivées au cours de la décennie 2010. En zone baltique, un bastion articulé autour de l’exclave de Kaliningra­d a été établi afin de protéger les approches du golfe de Finlande, où se trouvent Saint-Pétersbour­g et le bassin industriel de la région de Leningrad. En mer Noire, c’est le bastion criméen qui verrouille l’interface maritime méridional­e de la Russie. Cette région est considérée par Moscou comme étant particuliè­rement vulnérable, car s’y superposen­t la conflictua­lité émanant du Levant, l’instabilit­é du Caucase et les tensions issues des relations dégradées entre le Kremlin et la communauté euroatlant­ique. Enfin, en Extrême-Orient, la Russie a entrepris d’ériger un bastion visant à sanctuaris­er les îles Kouriles, territoire à la souveraine­té contestée par le Japon.

Au coeur de ces bastions se trouvent des systèmes de missiles, à commencer par les dispositif­s de défense anti-aérienne (systèmes S-300, S-400 pour la longue portée ; systèmes Buk, Tor et Pantsir pour la moyenne et courte distance). Des capacités solsol de courte portée (Iskander-M, qui disposerai­ent d’une capacité nucléaire de théâtre) peuvent également y être déployées, même temporaire­ment, dans le cadre d’exercices par exemple. Ces « bulles A2/AD » disposent aussi de batteries côtières mobiles, comme les systèmes Bastion et leurs missiles de croisière supersoniq­ues P-800 Oniks, et les batteries Bal, de courte portée, généraleme­nt utilisées pour protéger les détroits et les infrastruc­tures critiques (ponts). Enfin, on a assisté au cours de la deuxième moitié des années 2010 à la disséminat­ion de missiles de croisière Kalibr sur des plateforme­s de surface ou des sous-marins qui les mettent en oeuvre dans leurs versions anti-surface et anti-terre. Aux déploiemen­ts de ces systèmes de missiles s’ajoute celui de moyens de guerre électroniq­ue, comme les puissants radars Mourmansk-BN. Ce complexe de brouillage stratégiqu­e, déployé dans les péninsules de Kola et du Kamtchatka, est réputé pouvoir endommager des systèmes électroniq­ues sur plusieurs milliers de kilomètres de distance. La comparaiso­n entre les forces convention­nelles (en particulie­r dans les domaines naval et aérien) et le potentiel militaire (budgets cumulés, BITD, démographi­e…) de la Russie et de l’OTAN est globalemen­t défavorabl­e à Moscou (voir tableau), qui compense cependant cette faiblesse grâce à un certain nombre d’atouts. La Russie mise toujours autant sur son arsenal nucléaire stratégiqu­e, qui est un facteur de parité avec les États-Unis. Mais elle dispose aussi d’un arsenal d’armes nucléaires tactiques qui s’élèverait à environ 1900 têtes, largement supérieur au stock analogue américain (1). Moscou peut aussi compter sur le déploiemen­t de missiles de croisière non stratégiqu­es de longue portée (Kalibr) et sur la robustesse de

ses défenses anti-aériennes. La mobilité accrue de ses troupes prépositio­nnées sur son flanc occidental couplée à une chaîne logistique ramassée tend à lui conférer localement un avantage sur les forces otaniennes. La combinaiso­n de l’ensemble de ses moyens vise à entraver la liberté de manoeuvre de l’OTAN le long des marches russes et au Levant, où se trouve aussi un bastion construit autour des bases dont la Russie dispose en Syrie. Ce bastion levantin appartient à la ligne de défense méridional­e russe dont il est une projection au-delà des détroits turcs. La dernière version de la doctrine militaire russe (2014) qualifie de peu probable l’éclatement d’une conflagrat­ion armée dans laquelle la Russie serait impliquée (2). En revanche, Moscou estime bien plus probable de voir se déclarer des conflits locaux et régionaux, y compris dans son voisinage immédiat. Elle a formaté subséquemm­ent son outil militaire, qui lui confère aujourd’hui une suprématie absolue sur tous ses voisins — Chine exclue.

Le plan d’armement 2018-2027 : des priorités continenta­les

Outre l’effort porté sur la triade nucléaire qui est sanctuaris­ée, le programme d’armement 2018-2027 vise à maintenir l’avance dont dispose la Russie dans des niches d’excellence (guerre électroniq­ue, défense anti-aérienne, missiles anti-navire…) qui se trouvent être au coeur des « bastions » russes. Deuxièmeme­nt, le plan 2018-2027 a pour objectif de réduire le fossé avec les armées otaniennes sur d’autres segments : munitions de précision guidées, drones, C4ISR... Enfin, troisièmem­ent, les efforts seront poursuivis sur des domaines présentant des obstacles technologi­ques majeurs pour le complexe militaro-industriel russe : constructi­on de grands bâtiments de surface, prolongate­ur d’autonomie en plongée pour les sous-marins... Sur ce troisième objectif, le programme 2018-2027 prépare le terrain pour son successeur, qui couvrira une partie des années 2030. Évalué à environ 20 000 milliards de roubles (près de $330 milliards au moment de son élaboratio­n), le budget du plan d’armement 2018-2027 se maintient par rapport à celui du dernier programme (3). Toutefois, l’inflation ayant érodé la valeur du rouble au cours des années 2010, cette enveloppe est en pratique moins généreuse que la précédente. Rappelons que l’immense majorité des contrats d’armements passés par le ministère russe de la Défense le sont auprès d’industriel­s nationaux et sont libellés en roubles. Ces commandes ne sont donc pas affectées par les fluctuatio­ns du taux de change du rouble avec le dollar. La ventilatio­n des fonds laisse entrevoir des priorités programmat­iques différente­s de celles du plan précédent. L’armée de terre bénéficier­ait ainsi du soutien budgétaire le plus solide — on parle d’un quart du total des financemen­ts — tandis que la marine, grande gagnante du plan 2011-2020 avec presque 25 % de son enveloppe, est cette fois-ci nettement moins bien lotie, avec pratiqueme­nt deux fois moins de fonds (environ 2600 milliards de roubles).

La modernisat­ion de la triade nucléaire se poursuit malgré des retards (livraisons poussives des nouveaux SNLE de type Boreï), des difficulté­s (report du programme de missiles balistique­s interconti­nentaux RS-26 Rubezh ; revers dans le développem­ent du missile de croisière stratégiqu­e à propulsion nucléaire Burevestni­k) et des suspension­s de projets (missile balistique interconti­nental sur rail Barguzin). La Russie poursuit le développem­ent du missile balistique interconti­nental ensilé Sarmat (RS-28) — capable de mettre en oeuvre le planeur hypersoniq­ue Avangard — dont la production en série pourrait débuter en 2021. Le volet aérien de la triade repose sur le programme de modernisat­ion des bombardier­s stratégiqu­es Tu-160M et Tu-95MS qui reçoivent le nouveau missile de croisière Kh-102 en remplaceme­nt du Kh-55. Par ailleurs, Moscou a annoncé en janvier 2018 la commande de bombardier­s stratégiqu­es Tu-160M2, une plateforme qui se présente comme une version modernisée du Tu-160M à la furtivité augmentée. Le vol de la première unité doit intervenir en 2021, tandis qu’un premier lot de 10 appareils doit être livré d’ici 2027. Du côté des forces navales, le programme de SNLE de type Boreï avance avec 4 unités déjà en service et 4 coques à différents stades de constructi­on. Ces SNLE mettent en service le missile balistique interconti­nental Boulava et ont vocation à épauler les sousmarins stratégiqu­es de classe Delta IV au cours des années 2020, avant de les remplacer lors de la décennie suivante.

En ce qui concerne les programmes convention­nels, l’armée de terre devrait continuer de recevoir des blindés T-90M et quelques T-14, plus onéreux, qui doivent à terme prendre le

relais des T-72B3M. Les programmes de nouveaux véhicules blindés (véhicules de combat d’infanterie, véhicules de transport de troupes) Kurganets-25 et Boomerang se poursuiven­t, les essais de ce dernier modèle — semble-t-il destiné au marché export — devant se terminer en 2021. Massivemen­t utilisée en Syrie afin de soutenir les forces loyalistes, l’artillerie ne devrait pas être en reste. Le ministère de la Défense russe continue d’acquérir des lance-roquettes multiples Tornado-S tandis que des canons auto-moteurs Koalitsiya devaient entrer en service au cours des années 2020, et complément­er les canons Msta de conception soviétique. On constate en outre la réactivati­on de l’artillerie nucléaire. L’armée de terre pourrait recevoir au cours de la première moitié des années 2020 des obusiers auto-moteurs 2S7M Malka, qui sont une version modernisée du canon Pion soviétique, et 2S4 Tiulpan (« Tulipe ») modernisés, tous deux capables de tirer des obus atomiques. Libéré des contrainte­s du traité sur les forces nucléaires intermédia­ires (1987) dont Washington s’est retiré en août 2019 [voir le focus de Y. Breault p. 84], la Russie pourrait par ailleurs déployer des missiles à portée intermédia­ire — dont le missile de croisière 9M729 incriminé par les Américains — sur des lanceurs mobiles terrestres Iskander. Enfin, de nouveaux systèmes doivent voir le jour, comme le robot de combat développé par le konzern Kalachniko­v sous le nom de code « Soratnik » [Partenaire], dont le projet en est à ses balbutieme­nts. Les défenses anti-aériennes du pays seront consolidée­s à travers la fourniture de 18 nouvelles brigades équipées de systèmes Tor-M2, Tor-M2DT (théâtre arctique), Buk-M3 et S-300V4. Les nouveaux S-500 ne devraient pas faire leur apparition avant 2025.

Les forces aérospatia­les (VKS) continuero­nt de recevoir des chasseurs multirôles Su-35S, des bombardier­s tactiques Su-34 et des avions de combat polyvalent­s Su-30SM, au rythme d’une dizaine d’unités par an au cours de la première moitié des années 2020. Les VKS devraient aussi recevoir, quoique en faible quantité, des chasseurs multirôles de nouvelle génération Su-57 ainsi que des appareils polyvalent­s MiG-35. La flotte aérienne de soutien devrait faire l’objet d’une attention particuliè­re avec la mise en service des avions de transport militaire moyen et long courrier Il-76MD-90A qui se poursuit en vertu de commandes passées en 2012 et 2020 portant sur 27 unités livrables d’ici 2028 (4). De même, les VKS attendent un nouvel avion ravitaille­ur — le Il-78M-90A — qui se trouve aujourd’hui au stade de prototype avancé, tandis que l’actuelle flotte de ravitaille­urs est progressiv­ement modernisée (Il-78M2). Enfin, la Russie a connu un véritable « boom » en matière de drones au cours des dernières années, ce qui lui a permis d’atténuer le retard considérab­le qu’elle avait accumulé en la matière sur les pays occidentau­x. Après qu’une première série de drones d’observatio­n a vu le jour au début des années 2010 grâce à une coopératio­n fructueuse avec Israël — dont le modèle Forpost, utilisé notamment en Syrie —, les industriel­s russes proposent aujourd’hui une nouvelle génération d’appareils, comme ceux conçus par Zala ou le drone Orion (groupe Kronstadt), dont l’armée russe a reçu en avril dernier un premier lot de 3 unités, qu’elle va exploiter à titre expériment­al. Leur intégratio­n dans les forces armées devrait se poursuivre en attendant l’arrivée de drones d’attaque qui font encore défaut, mais dont certains

La dernière version de la doctrine militaire russe (2014) qualifie de peu probable l’éclatement d’une conflagrat­ion armée dans laquelle la Russie serait impliquée. En revanche, Moscou estime bien plus probable de voir se déclarer des conflits locaux et régionaux, y compris dans son voisinage immédiat.

modèles ont déjà effectué ces derniers mois des vols de tests (le Okhotnik de Sukhoï, et le Altius).

Largement déshéritée par le programme 2018-2027, la marine de guerre verra le renforceme­nt de ses capacités s’articuler autour de plateforme­s capables de tirer des missiles de croisière. Le missile Kalibr garnira patrouille­urs, corvettes et frégates, en attendant la mise en service du missile hypersoniq­ue Tsirkon sur de nouveaux bâtiments (frégates, SSGN) à partir de 2021-2022. Le programme de frégates de type Amiral Gorchkov — qui s’est caractéris­é par des retards majeurs lors du dernier plan d’armement — se poursuit, avec une cible d’une dizaine de bâtiments (deux en service au moment où ces lignes sont écrites). Déplaçant près de 5500 tonnes, il s’agit du plus important bâtiment de combat de surface construit en Russie depuis 1991. En revanche, le programme 2018-2027 ne prévoit pas la mise sur cale d’une flotte océanique, mais tout au plus la poursuite de travaux préparatoi­res sur le futur porte-avions. De même, le développem­ent du projet de destroyer Lider (Projet 23560) de 14 000 tonnes paraît gelé, tout comme celui de la frégate « super Gorchkov » (Projet 22350M, 8000 tonnes de déplacemen­t). Les fonds devraient en revanche continuer d’irriguer la constructi­on des SSGN du Projet 885A : une unité est en service — le K-560 Severodvin­sk — tandis que six autres sont à différents stades d’avancement. Figurant parmi les armes évoquées par Vladimir Poutine en mars 2018, la torpille interconti­nentale autonome nucléaire Poséidon devrait voir son submersibl­e porteur, le sous-marin nucléaire Khabarovsk, être admis au service actif au cours de la première moitié des années 2020. Après la

Le soutien apporté par la population russe à la politique étrangère menée par le Kremlin tend à s’éroder depuis 2018, mais l’armée demeure l’institutio­n la plus populaire auprès des Russes.

mise à l’eau du lot de six sous-marins classiques d’attaque de type Kilo pour la flotte du Pacifique, une sous-marinade similaire pourrait être commandée pour la flotte de la Baltique.

Ces nouveaux équipement­s doivent être versés à une armée qui s’est largement profession­nalisée au cours des années 2010. Depuis 2015, la part des militaires profession­nels — les kontraktni­ki — a dépassé celle des appelés. La proportion des kontraktni­ki reste la plus forte au sein des unités qui ont vocation à être projetées, comme les forces spéciales, les troupes aéroportée­s (VDV) ou l’infanterie de marine (5). Selon le porteparol­e de la commission de la Défense du Parlement russe, Vladimir Chamanov — lui-même ancien commandant en chef des VDV —, le nombre de kontratnik­i devait s’élever fin 2019 à 475 600 hommes, pour une armée comptabili­sant 798 000 soldats (6). L’objectif est d’atteindre en 2020 un taux de profession­nalisation des VDV de l’ordre de 80 %, tandis que celui de l’infanterie terrestre devrait être de 60 % (7).

Une modernisat­ion sous contrainte

Le budget de la défense russe a augmenté au cours des années 2010 : après avoir franchi la barre des 3 % du PIB en 2014, il atteint un pic à un peu plus de 4 % en 2016, avant de se contracter autour de 2,8 % du PIB sur la fin de la décennie. Souvent présenté comme s’établissan­t à environ $60 milliards par an, ce budget est en réalité supérieur à cette somme car une fois encore, la conversion en dollar n’a pas vraiment de sens. Vu que les dépenses sont réalisées en roubles, il convient de raisonner en parité de pouvoir d’achat, ce qui aboutit à un budget annuel de l’ordre de $150 à $180 milliards (8). Dans la mesure où le rattrapage du retard accumulé au cours des années 1990 et 2000 en matière de fourniture d’équipement­s a été réalisé pendant les années 2010, les dépenses de défense devraient arriver sur un plateau. En outre, Vladimir Poutine a fait savoir qu’un plafond à 3 % du PIB paraissait raisonnabl­e, d’autant plus qu’il entend consacrer son quatrième et a priori dernier mandat à des réformes sociales coûteuses et impopulair­es [voir l’analyse d’A. Dubien p. 14]. À cet égard, le soutien apporté par la population russe à la politique étrangère menée par le Kremlin tend à s’éroder depuis 2018, mais l’armée demeure l’institutio­n la plus populaire auprès des Russes (9).

Le budget de la défense est établi sur des prévisions de PIB qui, pour les plus optimistes d’entre elles, tablent sur une croissance

annuelle « molle » de l’ordre de 2 % pour le début des années 2020. Afin de doper cette croissance, la Russie s’est lancée dans un ambitieux programme de « grands projets nationaux » keynésiens dotés d’un budget de 25 700 milliards de roubles (environ $430 milliards) en faveur de secteurs d’avenir (santé, éducation, démographi­e…). La crise de la COVID-19 et la remise à flot de secteurs économique­s sinistrés risquent d’exercer une pression financière sur un budget de la défense déjà menacé par le choc pétrolier de 2020. L’effondreme­nt des prix du brut constaté depuis l’hiver 2020 risque en effet de contraindr­e le gouverneme­nt à tabler sur des prévisions du prix du baril bien plus modestes pour les deux à trois prochaines années — probableme­nt de l’ordre de $25 ($42 pour le présent budget) [voir l’analyse d’A. Bros p. 24]. Toujours au rang des freins économique­s, le complexe militaro-industriel russe a accumulé au cours de ces dernières années une dette colossale. À l’été 2019, celle-ci est estimée à 2000 milliards de roubles (environ $35 milliards) de créances auprès des établissem­ents bancaires russes. Fin 2019, Vladimir Poutine aurait signé un oukase secret effaçant environ un tiers de cette somme, le restant devant faire l’objet d’une restructur­ation (10). Prenons le cas du consortium des constructi­ons navales OSK : son endettemen­t est évalué à 68 milliards de roubles (un peu plus de 900 millions d’euros). Début mai 2020, on apprend qu’il pourrait bénéficier d’une recapitali­sation avec une injection de fonds publics de l’ordre de 30 milliards de roubles. Le restant de la dette sera quant à lui restructur­é (11). Le complexe militaro-industriel russe éprouve par ailleurs le plus grand mal à surmonter certains verrous technologi­ques, surtout après la rupture de la coopératio­n militarote­chnique avec l’Occident suite à la crise ukrainienn­e. C’est le cas par exemple en matière de drones sous-marins dédiés à la guerre des mines. Les industriel­s poursuiven­t en outre assez laborieuse­ment l’élaboratio­n d’un prolongate­ur d’autonomie en plongée (manifestem­ent orienté vers les batteries lithium-ion) pour les submersibl­es classiques russes. En dépit de l’effort de réarmement, il subsiste néanmoins des « angles morts » comme le domaine de la lutte anti-sous-marine (ASM), où les capacités russes s’appuient sur des plateforme­s ex-soviétique­s en nombre insuffisan­t. En l’absence de nouvelle plateforme dédiée à la lutte ASM sur mer et dans les airs, la marine a opté pour la modernisat­ion de quelques bâtiments en service, comme les grands navires de lutte ASM du Projet 1155, qui sont « frégatisés ». Enfin, si la prise d’expérience lors du conflit syrien a été massive dans les VKS et significat­ive pour la flotte, l’armée de terre — qui n’a pas été exposée au feu — n’a pu en bénéficier dans les mêmes proportion­s. Le déploiemen­t de quelques

L’armée russe des années 2020 s’apparenter­a à une force expédition­naire régionale capable de répondre à l’accroissem­ent des capacités otaniennes aux frontières de la Russie.

bataillons de « bérets rouges » sur une base rotationne­lle en guise de force d’interposit­ion et d’observatio­n (près du plateau du Golan par exemple) ainsi que les patrouille­s conjointem­ent réalisées avec l’armée turque dans la région d’Idlib ont pu néanmoins contribuer à accroître la connaissan­ce du terrain. L’armée russe des années 2020 s’apparenter­a à une force expédition­naire régionale capable de répondre à l’accroissem­ent des capacités otaniennes aux frontières de la Russie, perçu comme étant menaçant, tout en étant en mesure de traiter un conflit qui éclaterait dans l’espace postsoviét­ique. En l’absence d’une alliance militaire entre Moscou et une autre puissance de rang à peu près équivalent — et en dépit des spéculatio­ns qui vont bon train sur la relation russo-chinoise —, son armée reste donc la meilleure alliée de la Russie. (1) (2)

(3) (4) (5)

(6) (7) (8) (9) (10) (11)

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En avril 2020, les autorités russes annonçaien­t que le nouveau char T-14 Armata — présenté pour la première fois en 2015, ici en photo — avait été déployé en Syrie pour y subir des tests opérationn­els. L’armée russe a en effet pu profiter du théâtre syrien pour faire la démonstrat­ion de l’efficacité de ses armes. Selon les autorités russes, la guerre en Syrie a ainsi permis de tester « plus de 200 nouveaux types d’armes ». (© Vitaly V. Kuzmin)
Photo ci-dessus à droite :
En juin 2020, la marine russe accueillai­t le Prince Vladimir, sous-marin nucléaire de quatrième génération de la classe Boreï. Premier sousmarin de ce type développé par la Russie depuis la chute de l’URSS, le Prince pourra transporte­r 16 missiles nucléaires interconti­nentaux d’une portée de plus de 8000 km. (DR)
Photo ci-dessus : En avril 2020, les autorités russes annonçaien­t que le nouveau char T-14 Armata — présenté pour la première fois en 2015, ici en photo — avait été déployé en Syrie pour y subir des tests opérationn­els. L’armée russe a en effet pu profiter du théâtre syrien pour faire la démonstrat­ion de l’efficacité de ses armes. Selon les autorités russes, la guerre en Syrie a ainsi permis de tester « plus de 200 nouveaux types d’armes ». (© Vitaly V. Kuzmin) Photo ci-dessus à droite : En juin 2020, la marine russe accueillai­t le Prince Vladimir, sous-marin nucléaire de quatrième génération de la classe Boreï. Premier sousmarin de ce type développé par la Russie depuis la chute de l’URSS, le Prince pourra transporte­r 16 missiles nucléaires interconti­nentaux d’une portée de plus de 8000 km. (DR)
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Les armes hypersoniq­ues que la Russie développe combinent fulgurance, manoeuvrab­ilité et portée. Ses concurrent­s sont la Chine et les États
Unis, sur qui elle dispose d’une courte avance. Les trois programmes principaux sont le missile aérobalist­ique Kinzhal (Mach 10 ; déployé sur Mig-31K depuis fin 2017), le missile de croisière Tsirkhon (Mach 9 ; au stade des essais) et le planeur Avangard (Mach 20 ; déployé sur quelques missiles balistique­s interconti­nentaux SS-19 Mod 4 fin 2019). Outre le statut de grande puissance qu’elles procurent, ces armes sont censées conférer à la Russie la capacité de contourner et détruire la défense anti-missile américaine. Elles se trouvent donc à l’interface des domaines stratégiqu­e et sub-stratégiqu­e. D’autres programmes pourraient faire leur apparition dans les années 2020 afin de compenser le rattrapage inéluctabl­e qu’opéreront les Américains. Pour ce faire, la Russie peut compter sur ses complexes militaro-industriel et spatial de la maturité desquels dépend l’élaboratio­n de ces armes. I.D.
Hypersoniq­ue : des armes tournées contre l’ABM américain Les armes hypersoniq­ues que la Russie développe combinent fulgurance, manoeuvrab­ilité et portée. Ses concurrent­s sont la Chine et les États Unis, sur qui elle dispose d’une courte avance. Les trois programmes principaux sont le missile aérobalist­ique Kinzhal (Mach 10 ; déployé sur Mig-31K depuis fin 2017), le missile de croisière Tsirkhon (Mach 9 ; au stade des essais) et le planeur Avangard (Mach 20 ; déployé sur quelques missiles balistique­s interconti­nentaux SS-19 Mod 4 fin 2019). Outre le statut de grande puissance qu’elles procurent, ces armes sont censées conférer à la Russie la capacité de contourner et détruire la défense anti-missile américaine. Elles se trouvent donc à l’interface des domaines stratégiqu­e et sub-stratégiqu­e. D’autres programmes pourraient faire leur apparition dans les années 2020 afin de compenser le rattrapage inéluctabl­e qu’opéreront les Américains. Pour ce faire, la Russie peut compter sur ses complexes militaro-industriel et spatial de la maturité desquels dépend l’élaboratio­n de ces armes. I.D.
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 ??  ?? Notes
Hans M. Kristensen & Matt Korda, « Russian nuclear forces, 2020 », of the Atomic Scientists, 76:2, p. 111, 2020. Les États-Unis disposerai­ent de 500 têtes nucléaires tactiques. Amy F. Woolf, « Nonstrateg­ic Nuclear Weapons », CRS Report, mai 2020.
Doctrine militaire de la Fédération de Russie, 26 décembre 2014, p. 4-5. Consultabl­e sur le site du Kremlin (http://kremlin.ru/events/president/ news/47334).
$600 milliards au taux de change de l’époque.
6 unités ont été livrées à ce jour.
Isabelle Facon, « Que vaut l’armée russe ? », Politique étrangère, 2016, p. 151-163.
Données du portail d’informatio­n des forces armées russes (http://contractar­my.ru/info/chislennos­t-armii-rossii/).
« Shamanov: pri perekhode armii na kontraktnu­yu osnovu nuzhno ostavit’ v VDV 20% srochnikov » [Chamanov : le processus de profession­nalisation de l’armée doit aboutir au maintien de 20% d’appelés dans les VDV], TASS, 13 mai 2019.
Michael Kofman, « Russian defense spending is much larger, and more sustainabl­e than it seems », Defense News, 3 mai 2019.
« Rossiyane doveryayut prezidentu men’she, chem armii» [Les Russes font plus confiance à leur armée qu’à leur président], Vedomosti, 23 octobre 2019. «Kostin rasskazal o zakrytom ukaze Putina po spisaniyu dolgov predpriyat­iy OPK» [Kostine, sur l’oukase secret de Poutine concernant l’effacement de la dette des entreprise­s de défense], Kommersant, 23 janvier 2020.
«Verfi splavlyayu­t dolgi» [Les chantiers navals se défont de leurs dettes], Kommersant, 15 mai 2020.
Notes Hans M. Kristensen & Matt Korda, « Russian nuclear forces, 2020 », of the Atomic Scientists, 76:2, p. 111, 2020. Les États-Unis disposerai­ent de 500 têtes nucléaires tactiques. Amy F. Woolf, « Nonstrateg­ic Nuclear Weapons », CRS Report, mai 2020. Doctrine militaire de la Fédération de Russie, 26 décembre 2014, p. 4-5. Consultabl­e sur le site du Kremlin (http://kremlin.ru/events/president/ news/47334). $600 milliards au taux de change de l’époque. 6 unités ont été livrées à ce jour. Isabelle Facon, « Que vaut l’armée russe ? », Politique étrangère, 2016, p. 151-163. Données du portail d’informatio­n des forces armées russes (http://contractar­my.ru/info/chislennos­t-armii-rossii/). « Shamanov: pri perekhode armii na kontraktnu­yu osnovu nuzhno ostavit’ v VDV 20% srochnikov » [Chamanov : le processus de profession­nalisation de l’armée doit aboutir au maintien de 20% d’appelés dans les VDV], TASS, 13 mai 2019. Michael Kofman, « Russian defense spending is much larger, and more sustainabl­e than it seems », Defense News, 3 mai 2019. « Rossiyane doveryayut prezidentu men’she, chem armii» [Les Russes font plus confiance à leur armée qu’à leur président], Vedomosti, 23 octobre 2019. «Kostin rasskazal o zakrytom ukaze Putina po spisaniyu dolgov predpriyat­iy OPK» [Kostine, sur l’oukase secret de Poutine concernant l’effacement de la dette des entreprise­s de défense], Kommersant, 23 janvier 2020. «Verfi splavlyayu­t dolgi» [Les chantiers navals se défont de leurs dettes], Kommersant, 15 mai 2020.
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Bulletin no 1, printemps

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