Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le groupe Wagner : la main gauche de l’action militaire russe

- Walter Bruyère-Ostells

Alors que le Kremlin renoue aujourd’hui avec les méthodes de guerre par procuratio­n du temps de la guerre froide pour défier les Occidentau­x, nous voyons resurgir un mercenaria­t qu’on croyait disparu.

Interrogé sur la guerre en Crimée, Vladimir Poutine déclare en 2014 que « celui qui ne regrette pas la dissolutio­n de l’Union soviétique n’a pas de coeur ; celui qui veut ressuscite­r l’Union soviétique n’a pas de cerveau ». C’est dans ce contexte que la médiatisat­ion du conflit avec l’Ukraine fait apparaître des combattant­s qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le Groupe Wagner. Incontesta­blement, Vladimir Poutine est un homme du XXe siècle. Sans en être un nostalgiqu­e sur le plan idéologiqu­e, il inscrit sa politique de reconstruc­tion de la puissance russe dans les pas de celle de l’URSS.

De l’Ukraine à l’Afrique : itinéraire d’un groupe de « chiens de guerre »

Le groupe Wagner fait parler de lui depuis 2014-2015 sur des théâtres de conflit ou dans des zones mal sécurisées sur lesquels la Russie nourrit des ambitions. En réalité, peu de documents permettent de clairement décrire et définir ce groupe, dont on repère les premières actions en Crimée et en Syrie. S’il agite, dans un premier temps, beaucoup les réseaux sociaux — peut-être aux frontières du fantasme —, des enquêtes de journalist­es indépendan­ts russes prennent le relais, notamment à partir de 2016. Sa médiatisat­ion permet de mieux retracer aujourd’hui son parcours. Les premières rumeurs sur ses activités lui permettent également d’assurer sa réputation. Grâce à cela, auraient ainsi été recrutés depuis 2014 entre 2000 et 4000 hommes. Derrière le nom de « Wagner » — lequel viendrait de son attrait pour l’idéologie nazie en référence au célèbre compositeu­r éponyme — se cache Dmitri Utkin, ancien lieutenant-colonel des du GRU (forces spéciales du renseignem­ent militaire).

Les origines de son groupe sont liées à une SMP appelée Slavonic Corps. Elle est enregistré­e à Hong Kong en 2013 par deux anciens membres de Moran Security Group, une autre société. Officielle­ment, cette même année, les dirigeants de Slavonic Corps, Yevgueny Sidorov et Vadim Gusev, envoient leurs pour sécuriser des installati­ons pétrolifèr­es à Deir ez-Zor, une ville de l’Est de la Syrie. Sur place, 267 hommes

de la SMP reçoivent l’ordre de participer aux combats. Après être tombés dans une embuscade de l’État islamique, ils quittent la Syrie en octobre 2013. Les deux dirigeants de la SMP sont ensuite traduits en justice en Russie puis condamnés à trois ans de prison. En effet, les SMP ne sont pas autorisées en Russie. Les autres participan­ts aux événements ne sont pas mis en accusation. Parmi eux, « Wagner » est probableme­nt le chef des déployés en Syrie. Quittant le GRU en 2013, il a, en effet, aussitôt rejoint Slavonic Corps. Gardant l’autorité sur ses hommes, il bascule sur des opérations qui n’ont désormais aucun lien avec Slavonic Corps.

Dès 2014, des membres du groupe Wagner sont identifiés pour avoir figuré parmi les « petits hommes verts » qui appuient les sécessionn­istes en Crimée puis au Donbass. En 2016, leur camp d’entraîneme­nt est repéré à Molkino, dans la région de Krasnodar, à mi-chemin entre Rostov-sur-le-Don et la Crimée.

Dès 2014, des membres du groupe Wagner sont identifiés pour avoir figuré parmi les « petits hommes verts » qui appuient les sécessionn­istes en Crimée puis au Donbass.

Il jouxte l’installati­on de la 10e brigade des du GRU. Ouvert au printemps 2015, ce camp n’avait pas vocation à être connu. Quand des journalist­es russes s’y présentent en 2016, il leur est répondu que cette emprise appartient à une société militaire privée (SMP) (1). Le cadre légal rend cependant cette assertion impossible, même si un débat s’ouvre à plusieurs reprises au Parlement (la dernière fois en 2019). Le groupe Wagner n’est pas davantage immatricul­é à l’étranger, pratique adoptée par certaines sociétés russes. Le groupe Wagner ressemble donc essentiell­ement aux troupes de mercenaire­s du temps de la guerre froide. Le relatif secret qui l’entoure montre d’ailleurs clairement qu’il ne s’agit pas d’une SMP, telle qu’elles existent dans de nombreux pays comme les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France. En outre, quand on retrace leur itinéraire, les hommes du groupe Wagner prennent part à des actions offensives ; leur cadre d’emploi ne correspond donc pas non plus aux standards des SMP occidental­es, de plus en plus strictemen­t soumises à des règles déontologi­ques qui les tiennent à l’écart du coeur des combats (Document de Montreux, Code de conduite internatio­nal des entreprise­s de sécurité privées ou

Après ces débuts en Ukraine, c’est surtout en Syrie à partir de 2015 qu’ils se font connaître. Leur retour précède de peu la montée en puissance de l’assistance militaire officielle de la Russie au régime de Bachar el-Assad. De nouveau déployés à Deir ez-Zor pour la sécurisati­on des installati­ons pétrolière­s, leur tâche consiste rapidement à épauler les troupes syriennes. Le groupe Wagner prend notamment part aux deux batailles pour le contrôle de Palmyre (en mars 2016 et janvier 2017). La capture et l’exécution de combattant­s du groupe par l’État islamique attirent l’attention des médias sur ces combattant­s russes présents aux côtés des forces de Bachar el-Assad. En février 2018, d’autres membres du groupe sont tués par des tirs de drones américains lors de la tentative de reconquête de champs pétroliers, désormais contrôlés par les forces d’opposition (bataille de Khoucham). Engagés dans les combats les plus meurtriers, les « chiens de guerre » de Wagner connaissen­t des pertes qui se chiffrent en centaines d’hommes sans aucune reconnaiss­ance officielle. C’est sans doute en raison des tensions qui en découlent avec l’armée russe que des membres du groupe se déploient plutôt sur de nouveaux théâtres depuis 2018. L’Afrique devient le nouveau terrain de jeu du groupe Wagner [voir l’analyse de J. Lévesque p. 70].

Les hommes du « cuisinier de Poutine » : agents de l’ombre d’une Russie aux ambitions globales ?

L’argent est un élément essentiel dans la compréhens­ion des manifestat­ions protéiform­es du mercenaria­t. Si le groupe Wagner n’appartient incontesta­blement pas à la catégorie des SMP, son financemen­t non transparen­t doit permettre de mieux appréhende­r les logiques auxquelles répondent ses engagement­s successifs. La proximité de son lieu d’entraîneme­nt avec une implantati­on du GRU laisse entrevoir le maintien de liens avec l’action secrète de la Russie. Il semblerait ainsi que l’équipement des combattant­s provienne de surplus de l’armée russe. Les salaires seraient, en revanche, versés par un oligarque, Evgueni Prigozhin, par le biais de sociétés qu’il dirige (notamment le groupe Concord). Surnommé « le cuisinier de Poutine » en raison de la fortune qu’il a amassée dans la restaurati­on, ce Pétersbour­geois est très proche du chef de l’État russe, ancien maire de la ville. Depuis quelques années, Prigozhin élargit les activités de son groupe au domaine des ressources énergétiqu­es et minières. Il signe ainsi un contrat 2016 avec Damas lui accordant 25 % des produits tirés des champs pétroliers qui seraient reconquis en Syrie (avec l’aide du groupe Wagner) ; les mêmes logiques l’amènent ensuite à s’intéresser, par exemple, à la Libye. En 2015-2016, « Wagner » est vu à plusieurs reprises dans l’entourage de Prigozhin lors de ses déplacemen­ts en Russie. Sans doute à l’initiative du « cuisi

nier de Poutine », il est décoré, lors de la journée des Héros de la patrie, au Kremlin en décembre 2016.

À l’image de ce que pouvaient être les réseaux de Jacques Foccart en Afrique, les relations interperso­nnelles entre Vladimir Poutine et Evgueni Prigozhin posent l’hypothèse d’un « système mercenaire » russe (2). Le groupe Wagner constituer­ait la « main gauche » de Moscou pour participer à la reconstruc­tion de la puissance russe. Tandis que l’oligarque Prigozhin en tire ses propres bénéfices, il serait le coordinate­ur d’une approche conflictue­lle larvée et indirecte de Moscou face aux États-Unis ou aux Européens. Les mercenaire­s ont l’avantage de pouvoir être dénoncés, sans conséquenc­e pour le pouvoir avec lequel ils n’ont aucun lien officiel (le procès des dirigeants de Slavonic Corps constitue d’ailleurs un sérieux avertissem­ent pour Wagner). C’est pourquoi, même dans ses heures de grande faiblesse sur la scène internatio­nale, la Russie n’a jamais renoncé à l’usage de cet outil des guerres par procuratio­n. En réaction à la perte de contrôle des anciennes république­s soviétique­s, elle les utilise en appui aux russophone­s qui restent fidèles à Moscou. En 1991, les mercenaire­s du lieutenant-colonel Kostenko constituen­t le bataillon Argo ; ils viennent en appui aux anciennes forces soviétique­s restées stationnée­s sur place pour participer à la sécession de la Transnistr­ie aux dépens de la Moldavie. La même logique s’observe en Géorgie, avec des « hommes verts » qui aident, conforméme­nt aux intérêts de Moscou, les séparatist­es d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, entre 1992 et 1994. Vingt ans après, le même scénario est observé en Ukraine.

En Afrique, la Russie peut s’appuyer sur l’héritage de l’assistance militaire soviétique aux États qui cherchaien­t à s’émanciper des anciennes puissances coloniales. L’appui apporté à Bachar elAssad pourrait être mis à dispositio­n d’États africains. Tel est le discours de Moscou, qui en fait un levier de contre-influence face au déploiemen­t militaire français de « Barkhane ». Il est intéressan­t de noter que l’apparition réelle ou supposée des hommes du groupe Wagner correspond à la stratégie officielle de la Russie. À la fin de l’année 2019, l’Agence France Presse signale à Bamako la présence de consultant­s appartenan­t au groupe Wagner, alors que la Russie propose des hélicoptèr­es et une assistance technique à l’armée malienne. Dans la capitale malienne, la nostalgie pour l’armée des années 1980, en partie formée par les Soviétique­s, et l’idée d’un traitement de choc « à la syrienne » contre les djihadiste­s du Nord du pays séduit une partie de l’opinion. Précédemme­nt en Centrafriq­ue, en 2018, les mercenaire­s encadrent l’armée nationale à laquelle Moscou a fourni du matériel militaire. Des journalist­es russes, venus enquêter sur les activités de Wagner, sont mystérieus­ement assassinés dans le Nord du pays. Confronté à cette influence russe dans l’Afrique francophon­e, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, dénonce, au début de

L’appui apporté à Bachar el-Assad pourrait être mis à dispositio­n d’États africains. Tel est le discours de Moscou, qui en fait un levier de contre-influence face au déploiemen­t militaire français de « Barkhane ».

l’année 2019, la « force Wagner », ces « supplétifs qui agissent sous l’autorité d’un Monsieur qui s’appelle M. Prigojine ». Quelque 600 à 800 combattant­s du groupe Wagner ont également été signalés en Libye en appui aux forces du maréchal Haftar au cours de l’année 2019. D’autres sont envoyés au Mozambique pour soutenir les forces gouverneme­ntales contre des djihadiste­s ; d’autres encore tentaient d’appuyer le président Omar el-Béchir avant sa chute au Soudan. Autant d’États africains où la Russie cherche à retrouver une influence perdue depuis la fin de la guerre froide. On pourrait y ajouter la protection du président anti-américain Maduro au Vénézuéla [voir le focus p. 74]. Avec des moyens nouveaux : des campagnes sur les réseaux sociaux, y compris Facebook, accompagne­nt ce redéploiem­ent ! [Voir l’analyse d’A. Rapin et S. Piché p. 89.] Ce travail d’influence ressemble étrangemen­t aux procédés de l’Internet Research Agency, outil de propagande de Poutine qui aurait été financé par Yevgeny Prighozin lors de la campagne présidenti­elle américaine de 2016 et qui vaut à l’oligarque d’être soumis à des sanctions du Trésor américain.

Au final, le groupe Wagner rappelle furieuseme­nt les barbouzeri­es des temps de guerre froide : un cocktail avec une petite dose d’intérêt privé et une forte dose d’intérêt national. De l’« étranger proche » ukrainien en 2014 à l’Afrique en 2020, le parcours des hommes de Wagner se veut aussi un signal du retour des ambitions globales de la Russie. (1) (2)

 ??  ??
 ??  ?? Photo ci-dessus :
Un combattant pro-russe surveille un checkpoint près de l’aéroport de Donetsk, le 7 février 2015. La soustraita­nce des combats à des mercenaire­s permet notamment au Kremlin de participer indirectem­ent à des conflits, comme ce fut le cas en Ukraine, où Moscou affirme officielle­ment ne pas avoir été impliqué. (© AFP/ Dominique Faget)
Photo ci-dessus : Un combattant pro-russe surveille un checkpoint près de l’aéroport de Donetsk, le 7 février 2015. La soustraita­nce des combats à des mercenaire­s permet notamment au Kremlin de participer indirectem­ent à des conflits, comme ce fut le cas en Ukraine, où Moscou affirme officielle­ment ne pas avoir été impliqué. (© AFP/ Dominique Faget)
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Photo ci-dessus :
Le 20 mai 2020, les forces loyales au Gouverneme­nt d’accord national libyen (GNA), reconnu par l’ONU, défilent dans les rues de Tripoli sur un camion de système de défense aérienne Pantsir de fabricatio­n russe, après sa capture à la base aérienne d’Al-Watiya contrôlée par les forces de Khalifa Haftar. Dans un rapport soumis au Conseil de sécurité de l’ONU en mai 2020, des experts estimaient que 1200 mercenaire­s de la société russe Wagner prêtaient main-forte au maréchal Haftar. Des chiffres qui seraient sous-estimés selon une enquête de Reuters qui affirme que des centaines de recrues seraient arrivées de Syrie en mai. (© AFP/Mahmud Turkia)
Photo ci-dessus : Le 20 mai 2020, les forces loyales au Gouverneme­nt d’accord national libyen (GNA), reconnu par l’ONU, défilent dans les rues de Tripoli sur un camion de système de défense aérienne Pantsir de fabricatio­n russe, après sa capture à la base aérienne d’Al-Watiya contrôlée par les forces de Khalifa Haftar. Dans un rapport soumis au Conseil de sécurité de l’ONU en mai 2020, des experts estimaient que 1200 mercenaire­s de la société russe Wagner prêtaient main-forte au maréchal Haftar. Des chiffres qui seraient sous-estimés selon une enquête de Reuters qui affirme que des centaines de recrues seraient arrivées de Syrie en mai. (© AFP/Mahmud Turkia)
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France