Les Grands Dossiers de Diplomatie

Cyber, désinforma­tion et subversion : nouveaux outils de la puissance russe

- Alexis Rapin et Simon Piché-Jacques

Qu’il s’agisse de cyberattaq­ues de grande ampleur ou d’ingérences électorale­s, la Russie déploie depuis quelques années de nouvelles stratégies de puissance s’appuyant notamment sur l’usage des technologi­es de l’informatio­n. Entre continuité et rupture, comment analyser la posture de Moscou sur le terrain des nouvelles conflictua­lités ?

Quel poids accorder aujourd’hui à la puissance russe sur la scène internatio­nale ? Selon nombre d’observateu­rs, Moscou serait désormais — pour qui étudie bien la question — un acteur de second plan du jeu des grandes puissances. Ne représenta­nt « que » 3,4 % des dépenses militaires mondiales (selon le SIPRI), la Fédération de Russie afficherai­t notamment des forces armées toujours technologi­quement déclassées. Possédant un PIB équivalent à celui de l’Espagne, elle pâtirait d’une économie peu diversifié­e et inapte à innover. En somme, la Russie serait une puissance encore et toujours incapable de faire sa place dans un XXIe siècle high tech et globalisé, et l’Occident jouerait le jeu de Moscou en lui accordant plus d’importance qu’elle n’en mérite (1).

Pour autant, de la Syrie aux élections américaine­s, en passant par l’Ukraine ou encore le Vénézuéla, la Russie n’a de cesse de prendre ses compétiteu­rs supposémen­t « plus avancés » au dépourvu. Loin de rester prisonnièr­e de l’ordre ancien, elle témoigne d’une remarquabl­e capacité à user de nouveaux leviers de puissance : cyberattaq­ues, désinforma­tion et trolling, vol de données, campagnes d’influence et de subversion. Des « stratégies 2.0 » peu onéreuses et offrant un pouvoir de nuisance important, que la Russie (elle n’est évidemment pas la seule) a désormais pleinement intégrées à sa politique étrangère avec des résultats notables. Une puissance « en retard »

avec un perpétuel coup d’avance, semble-t-il. Comment expliquer ce tour de force ?

La recherche de l’informatio­n dominance

Entre cyberstrat­égie et guerre informatio­nnelle, ces nouveaux outils de puissance russes apparaisse­nt disparates, mais procèdent d’une même logique : nuire sans confronter directemen­t, en exploitant les vulnérabil­ités spécifique­s de puissances adverses. Il peut s’agir de fragmenter l’opinion publique d’États démocratiq­ues, au travers de campagnes de désinforma­tion (ou plutôt de « manipulati­on de l’informatio­n » (2)), comme celle autour des élections américaine­s de 2016. Il peut s’agir de déstabilis­er des États déjà fragiles en paralysant leurs infrastruc­tures critiques, à la manière du cybersabot­age du réseau électrique ukrainien en 2015. De manière plus convention­nelle, il peut également s’agir de dérober des données sensibles pour un adversaire, à l’instar de la cyberintru­sion de 2015 visant le Bundestag (parlement allemand).

Ayant souvent pour dénominate­ur commun l’usage des nouvelles technologi­es de l’informatio­n, ces stratégies consacrent l’entrée de la Russie dans une cyberconfl­ictualité globale qu’elle n’est de loin pas la seule à nourrir, mais dans laquelle elle entretient une posture singulière. Comme le résumait en 2018 l’ancien directeur de la NSA et de la CIA Michael Hayden : « Nous nous en sommes tenus à la recherche de la cyber dominance. La Russie, comme nous le savons maintenant, a opté pour l’informatio­n dominance. » (3) Moscou n’aborde pas uniquement le cyberespac­e comme un territoire, disputé à coup de hackings, mais aussi (et peut-être surtout) comme un vecteur, pouvant être utilisé pour s’immiscer dans l’environnem­ent sociopolit­ique de ses adversaire­s.

On observe ainsi la Russie user des nouvelles technologi­es à des fins dépassant le strict cadre du cyber warfare (4), et versant largement dans le political warfare : accentuer les fractures sociales au sein des États adverses, décrédibil­iser leurs élites et leurs institutio­ns, pourrir leur débat public, intimider leur population par du « cybervanda­lisme », etc. Ceci dans l’idée de diminuer la capacité globale de ces États à faire sens des menaces, ainsi qu’à organiser et mobiliser leur écosystème politique pour y faire face. Une approche stratégiqu­e formalisée depuis plusieurs années déjà par divers auteurs phares de la littératur­e géopolitiq­ue russe, tels Alexandre Douguine, Igor Panarine, ou Sergueï Chekinov et Sergueï Bogdanov (5).

Vieilles méthodes, nouveaux outils

Rien de bien nouveau sous le soleil ? Certains experts soulignent — non sans raison — les similarité­s de telles stratégies avec d’anciennes méthodes héritées de l’ère soviétique, à l’instar des campagnes de « mesures actives » (6). Il importe néanmoins de mesurer l’ampleur des changement­s à la fois qualitatif­s et quantitati­fs survenus depuis : l’usage des technologi­es de l’informatio­n a en effet complexifi­é et démultipli­é le potentiel des vieilles ficelles de la guerre psychologi­que. Les « DNC leaks » de 2016 aux États-Unis, qui cumulent le hacking d’un parti politique depuis l’étranger, la diffusion des documents dérobés par une entité transnatio­nale (Wikileaks), puis l’amplificat­ion du scandale par une armée de faux comptes sur les médias sociaux, témoignent bien de ce qui a changé depuis la guerre froide… D’intenses débats demeurent quant à savoir qui a jeté la première pierre de cette nouvelle conflictua­lité, et par extension comment qualifier l’attitude de Moscou désormais. Là où les « faucons » occidentau­x dénoncent une Russie agressive et « révisionni­ste », celle-ci rétorque qu’elle n’a fait que se mettre à niveau : c’est l’Occident qui aurait déclenché la bisbille, en soutenant les printemps arabes ou les « révolution­s de couleurs » dans le voisinage de la Russie (7). Moscou n’aurait donc eu d’autre choix que de développer un soft power « russian-made » et répondre coup pour coup. Derrière ces échanges d’accusation­s (souvent empreints de mauvaise foi de part et d’autre) persiste donc un désaccord fondamenta­l sur l’interpréta­tion de l’histoire récente, et nombre d’enjeux politiques parfois fort éloignés des questions internatio­nales (8).

Quoi qu’il en soit, une réalité stratégiqu­e demeure : le cyberespac­e comme « cinquième domaine » (après la terre, la mer, l’air et l’espace) présente des particular­ités dont Moscou tire désormais pleinement avantage. D’une part, de faibles barrières financière­s et techniques à l’entrée, et l’abolition des distances et des obstacles naturels induisent un aplanissem­ent relatif des rapports de force favorable à une Russie tardant à se moderniser militairem­ent. D’autre part, la difficulté d’attribuer les actions hostiles et l’absence de normes internatio­nales fermement établies dans le cyberespac­e suscitent une érosion de la logique de dissuasion, sur laquelle l’OTAN fonde l’essentiel de sa politique. Ainsi, la cataclysmi­que attaque du ran

Entre cyberstrat­égie et guerre informatio­nnelle, ces nouveaux outils de puissance russes apparaisse­nt disparates, mais procèdent d’une même logique : nuire sans confronter directemen­t, en exploitant les vulnérabil­ités spécifique­s de puissances adverses.

çongiciel NotPetya en juin 2017 (dont plusieurs États considèren­t maintenant la Russie responsabl­e) touchera 65 pays, occasionne­ra des milliards de dollars de pertes financière­s et mettra l’Ukraine temporaire­ment à genoux, sans susciter de réponses significat­ives.

Un réseau d’acteurs non convention­nels

Ces nouveaux outils de puissance, au sein de l’appareil de politique étrangère russe, sont mis en oeuvre par une diversité d’acteurs, aux fonctions bien définies et aux statuts nonorthodo­xes. Une organisati­on témoignant, ici aussi, d’une compréhens­ion fine des nouvelles règles du jeu internatio­nal contempora­in, mais également d’une exploitati­on novatrice de celles-ci. Ce réseau d’acteurs se compose de diverses couches de mandataire­s ou proxies dont le degré d’affiliatio­n formelle

La difficulté d’attribuer les actions hostiles et l’absence de normes internatio­nales fermement établies dans le cyberespac­e suscitent une érosion de la logique de dissuasion, sur laquelle l’OTAN fonde l’essentiel de sa politique.

avec l’État russe varie. Ils ont notamment pour fonction d’entretenir une ambiguïté stratégiqu­e et un déni plausible quant à la responsabi­lité originelle d’actions visant des pays adverses. Une première « couche » regroupe les entités officielle­s, présentant un rattacheme­nt clair au gouverneme­nt : les agences de sécurité nationale bien évidemment, mais aussi les médias d’État comme Russia Today (RT), Sputnik et Ruptly TV, mobilisés notamment pour projeter l’image d’une Russie forte et diffuser des narratifs internatio­naux favorables au Kremlin, dans un exercice de soft power corrosif (9). Ces médias, disposant d’antennes dans de plus en plus de pays, constituen­t notamment la cheville ouvrière des efforts russes de désinforma­tion entourant le conflit en Syrie, afin par exemple de présenter le régime Assad sous un jour favorable au public internatio­nal. Une deuxième catégorie regroupe des acteurs semi-officiels, ayant une existence légale mais dont l’affiliatio­n au Kremlin est largement niée par ce dernier. S’y retrouvent notamment tout un réseau d’ONG, de think tanks et d’organismes « culturels » ayant vocation à diffuser une image séduisante de la Russie auprès de l’opinion internatio­nale, et dont certaines entretienn­ent par exemple des relations avec les milieux d’extrême droite européens (10). On pourrait également inclure à cette catégorie une entité comme l’Internet Research Agency (IRA), établie sur le papier comme une entreprise privée mais dont la fonction d’« usine à trolls » au service du gouverneme­nt russe n’est plus à démontrer. Parmi les prouesses documentée­s de l’IRA figurent par exemple la campagne de propagande anti-OTAN visant à dissuader la Suède de rejoindre l’Alliance Atlantique en 2016 (11).

Enfin, une troisième couche rassemble des acteurs non officiels, dont les agissement­s sont théoriquem­ent clandestin­s, mais bien souvent encouragés voire coordonnés par l’appareil d’État russe. On y retrouve notamment les groupes de pirates informatiq­ues « patriotiqu­es », s’adonnant (ou prétendant s’adonner) à de l’« hacktivism­e » contre des pays accusés de nuire à la population russe. Le degré d’interactio­n entre ces groupes et l’État est difficile à établir, et c’est là l’une de leurs grandes utilités stratégiqu­es : se présentant comme impuissant à contrôler ces hackers, le Kremlin affirme récolter malgré lui les fruits de leurs agissement­s. La vague de cyberattaq­ues ayant frappé la Géorgie en marge de l’interventi­on russe de 2008, par exemple, serait l’oeuvre de tels groupes.

Un appareil de renseignem­ent rénové

La pierre de faîte de ce réseau d’acteurs disparates, toutefois, demeure l’appareil du renseignem­ent russe, largement revigoré depuis l’implosion de l’URSS. Inspirés des anciennes agences de sécurité soviétique­s, ces services restent empreints de la même culture d’activités opérationn­elles et jouissent de la même indépendan­ce vis-à-vis des mécanismes de surveillan­ce institutio­nnels que leurs prédécesse­urs (12). De même en est-il des « querelles de clocher » qui animent ce monde secret, caractéris­é entre autres par une importante fracture militaires/civils. Le mode de gouvernanc­e de l’ère Poutine, toutefois, en a fait une « nouvelle noblesse », comme le déclarait Nikolaï Patrouchev (alors directeur du Service fédéral de sécurité) pour évoquer l’influence et l’élitisme de cette communauté (13).

De fait, le FSB (renseignem­ent intérieur), le SVR (renseignem­ent extérieur) et plus encore le GRU (renseignem­ent militaire) figurent désormais parmi les principaux exécutants des nouvelles stratégies russes et s’établissen­t comme outil asymétriqu­e contre les puissances adverses. En marge de leur activité de collecte d’informatio­n traditionn­elle, ces services sont autant mobilisés pour une nouvelle palette d’actions « disruptive­s », souvent clandestin­es et parfois agressives : les piratages informatiq­ues, comme la tentative de cyberintru­sion de 2015 contre le Bureau néerlandai­s pour la sécurité (OVV) enquêtant sur le vol MH17 ; les sabotages, à l’instar des récentes activités suspectes d’espions russes autour de câbles internet sous

marins en Irlande ; les assassinat­s ciblés, comme l’affaire Skripal ou la tentative (présumée) d’empoisonne­ment de trois politicien­s tchèques critiques du Kremlin en avril 2020.

Si ces actions ne sont évidemment pas sans rappeler les activités du KGB durant la guerre froide, il importe ici aussi de rappeler l’accent désormais mis sur les nouvelles technologi­es de l’informatio­n : Renee DiResta et Shelby Grossman (chercheure­s à l’Université Stanford) détaillaie­nt en 2019 comment le GRU entretient désormais une vaste constellat­ion de faux influenceu­rs, faux médias et faux think tanks en ligne pour diffuser et amplifier des narratifs fallacieux (en complément­arité avec l’Internet Research Agency, concentrée quant à elle sur les réseaux sociaux) (14). C’est aussi au GRU qu’échoirait l’essentiel des opérations hack and leak, soit le piratage et la diffusion coordonnés de données sensibles à des fins politiques (tels les « Macron Leaks » de 2017).

Mais à quelles fins ?

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, les nouvelles stratégies de puissance russes n’ont de cesse de défrayer la chronique et en arrivent parfois à friser le mauvais roman d’espionnage : Moscou serait partout, tout le temps, et nourrirait des velléités de domination mondiale, lit-on en filigrane. Ce sont évidemment là de fâcheux raccourcis, et il nous appartient de comprendre la diversité des motivation­s de la Russie pour prendre la juste mesure de son influence. Les nouveaux outils déployés par celle-ci sont en effet mis aux services d’objectifs et d’impératifs variables, à la fois domestique­s, régionaux et internatio­naux, qu’il importe de distinguer.

En premier lieu, il semble évident qu’une partie des nouvelles stratégies de Moscou, notamment en matière de « manipulati­on de l’informatio­n », servent des priorités d’ordre interne : les narratifs dénonçant une posture agressive de l’Occident à l’endroit de la Russie contribuen­t par exemple à entretenir le soutien de l’opinion publique envers des élites dont la gestion socio-économique du pays est sujette à débats. Si projeter une image de puissance a évidemment son utilité sur la scène internatio­nale, la fierté et la cohésion ainsi générées à l’interne ont aussi leur importance. Les deux impératifs semblent même, dans la pensée militaire russe, imbriqués : l’ex-colonel

Anatoli Streltsov, référence russe en matière de guerre informatio­nnelle, insiste dans ses écrits sur l’importance stratégiqu­e d’exposer à la population les succès et « actions positives » du gouverneme­nt pour raffermir la position du pays (15).

En second lieu figurent un ensemble de priorités d’ordre régional, dont l’importance varie selon les zones considérée­s. La plus cruciale est évidemment l’« étranger proche » (en somme l’espace postsoviét­ique), relevant explicitem­ent de ce que Moscou considère comme ses intérêts vitaux. La Russie déploie ainsi d’importants efforts d’influence dans l’idée de reconquéri­r ce qu’elle considère comme sa sphère d’influence « naturelle », particuliè­rement dans les pays baltes, passés depuis du côté de l’OTAN. Elle en profite du même coup pour fragiliser la cohésion sociale des ex-république­s soviétique­s, ébranler la solidarité de l’Alliance Atlantique et mettre à l’épreuve la lettre de son article 5, en parvenant parallèlem­ent à rester sous le seuil du conflit direct.

La Russie déploie d’importants efforts d’influence dans l’idée de reconquéri­r ce qu’elle considère comme sa sphère d’influence « naturelle », particuliè­rement dans les pays baltes, passés depuis du côté de l’OTAN.

Les aspiration­s du Kremlin se veulent aussi une alternativ­e proposée aux « compatriot­es à l’étranger » [voir le focus de M. Laruelle p. 20] (les minorités russophone­s habitant ces territoire­s), parfois traités comme des citoyens de seconde zone, voire aux prises avec le statut d’apatride. Ces communauté­s sont l’objet de constantes campagnes de désinforma­tion, via des chaînes télévisées comme First Baltic, RTR Planeta, NTV Mir. L’« étranger proche » est également le théâtre de fréquentes cyberattaq­ues de grande ampleur, comme celle ayant visé le réseau électrique ukrainien en 2015, ou la première grande cyberopéra­tion interétati­que, menée contre l’Estonie en 2007, qui a affecté notamment les systèmes bancaires, les médias et les renseignem­ents gouverneme­ntaux.

Un ordre internatio­nal à contester

Parmi les priorités d’ordre régional figurent aussi des zones plus lointaines, moins vitales mais suffisamme­nt importante­s aux yeux de Moscou pour susciter l’usage de ses nouveaux leviers de puissance. L’exemple le plus évident est la Syrie, où le soutien indéfectib­le à Bachar al-Assad illustre la volonté russe de préserver une influence et une position stratégiqu­e en Méditerran­ée [voir l’analyse d’E. Burgos p. 61]. En marge de sa présence militaire, Moscou déploie aussi des efforts moins convention­nels dans la poursuite de ses objectifs : entre autres exemples, la cyberintru­sion de 2018 contre l’Organisati­on pour l’interdicti­on des armes chimiques (OIAC), une opération clandestin­e attribuée au GRU, visant vraisembla­blement à compromett­re l’enquête sur l’usage d’armes chimiques par le régime Assad.

La Russie, principal créancier de Caracas, a également joué de ses nouveaux outils dans le récent bras de fer entre Nicolas Maduro et Juan Guaido au Vénézuéla. Elle y a autorisé début 2019 le déploiemen­t d’agents de sécurité du groupe Wagner (une société militaire privée dont les liens avec le Kremlin demeurent flous) [voir p. 86], ainsi que l’envoi de « spécialist­es en cybersécur­ité » de l’armée russe chargés d’assister le gouverneme­nt Maduro en matière de cybersurve­illance et de protection des infrastruc­tures critiques. L’IRA est parallèlem­ent suspectée d’avoir pris part aux efforts de désinforma­tion et de trolling pro-Maduro sur les réseaux sociaux vénézuélie­ns (16). Enfin, dans un troisième temps, une partie de ces nouvelles stratégies visent aussi à éroder, lentement et de manière diffuse, un « ordre internatio­nal libéral » dont la Russie a conclu qu’il ne lui sera jamais profitable. On observe ainsi Moscou orienter ses efforts de désinforma­tion pour soutenir les régimes illibéraux et les mouvances nationalis­tes en Europe ; ou multiplier les cyberattaq­ues et ingérences abimant la confiance publique dans les processus démocratiq­ues, aux États-Unis, en France, au Canada ou en Allemagne. L’impact réel de ces actions demeure pour l’heure le sujet d’âpres débats. Pour autant, le cas américain suggère que la campagne de désinforma­tion de 2016 (qui n’a d’ailleurs jamais pris fin) a contribué à exacerber certains discours anti-démocratiq­ues (17), dans un pays qui dit faire de la promotion de la démocratie un objectif de sa politique étrangère. En définitive, la Russie semble ainsi user de ses nouveaux outils pour favoriser l’émergence progressiv­e d’un système internatio­nal aux allures « néo-féodales », qui ferait bonne place à son modèle de gouverneme­nt, se mêlerait peu de droits humains, et où la gestion par sphères d’influence remplacera­it le recours aux institutio­ns multilatér­ales. Face à ce qui ressemble à une « grande stratégie » cohérente, les sceptiques usent donc peut-être d’un prisme élimé pour analyser les nouveaux leviers de puissance russes : loin de rester prisonnièr­e de l’ordre ancien, la Russie semble au contraire jouer habilement des instrument­s du monde d’aujourd’hui, pour tenter de modeler au mieux celui de demain.

Une partie de ces nouvelles stratégies visent aussi à éroder, lentement et de manière diffuse, un « ordre internatio­nal libéral » dont la Russie a conclu qu’il ne lui sera jamais profitable.

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Photo ci-dessus : Page d’accueil du site du NBene Group, un faux think tank entretenu par des agents russes de la Direction générale des renseignem­ents (GRU) afin de diffuser de fausses informatio­ns. Un exemple frappant de la manière dont ce contenu peut se répandre est celui d’un article de ce site qui fut cité dans une revue de droit militaire américaine. (© NBne Group/ Stanford University)
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Photo ci-dessus : Capture d’écran du compte Quora de Sophie Mangal, une fausse personnali­té/ influenceu­se créée de toutes pièces par le GRU (photo de profil volée, etc.) pour disséminer des narratifs fallacieux sur le conflit syrien. (© Quora/ Stanford University)
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Lors de cette conférence de presse commune, Emmanuel Macron a dénoncé « les organes d’influence et de propagande » russes, tels que les médias russes Sputnik et Russia Today. (© Shuttersto­ck/ Frédéric Legrand – COMEO)
Photo ci-dessus : Le 29 mai 2017, le président russe est reçu par son homologue français à Versailles. Lors de cette conférence de presse commune, Emmanuel Macron a dénoncé « les organes d’influence et de propagande » russes, tels que les médias russes Sputnik et Russia Today. (© Shuttersto­ck/ Frédéric Legrand – COMEO)
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Pour un exemple de cet argumentai­re, voir : Joseph Nye, « How to Deal with a Declining Russia », Project Syndicate, 5 novembre 2019 (https://bit.ly/374Knzx). Voir à cet égard Jeangène Vilmer et al., « Les manipulati­ons de l’informatio­n : un défi pour nos démocratie­s », rapport du CAPS/IRSEM, 2018 (https://bit. ly/3dBNCAP).
Michael Hayden, The Assault on Intelligen­ce : American National Security in an Age of Lies, Penguin Books, 2018, p. 189. Le cyber warfare ou la cyberguerr­e implique les actions menées par un Étatnation ou une organisati­on internatio­nale pour attaquer et tenter d’endommager les ordinateur­s ou les réseaux d’informatio­n d’un autre pays, par exemple par le biais de virus informatiq­ues ou d’attaques par déni de service. (NdlR)
Voir Ofer Fridman, Russian “Hybrid Warfare”: Resurgence and Politiciza­tion, Oxford University Press, 2018.
Voir à cet égard le récent ouvrage de Thomas Rid, Active Measures: The Secret History of Disinforma­tion and Political Warfare, Farrar, Straus and Giroux, 2020. Pour un exemple de cet argumentai­re : Georgy Filimonov, « The Color Revolution­s in the Context of Hybrid Wars », dans Hybrid Conflicts and Informatio­n Warfare, Lynne
Berlin Policy Journal,
Brookings
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En mai 2020, la chancelièr­e allemande, Angela Merkel, déclarait avoir des
« preuves » de tentatives « scandaleus­es » de piratage russe qui l’auraient visée à la chanceller­ie allemande, se référant notamment à une cyberattaq­ue ayant visé en 2015 à la fois la chambre des députés et ses services. Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a rétorqué que « cinq ans ont passé, mais aucun fait concret n’a été fourni ». (© AFP/ Tobias Schwarz)
Notes Pour un exemple de cet argumentai­re, voir : Joseph Nye, « How to Deal with a Declining Russia », Project Syndicate, 5 novembre 2019 (https://bit.ly/374Knzx). Voir à cet égard Jeangène Vilmer et al., « Les manipulati­ons de l’informatio­n : un défi pour nos démocratie­s », rapport du CAPS/IRSEM, 2018 (https://bit. ly/3dBNCAP). Michael Hayden, The Assault on Intelligen­ce : American National Security in an Age of Lies, Penguin Books, 2018, p. 189. Le cyber warfare ou la cyberguerr­e implique les actions menées par un Étatnation ou une organisati­on internatio­nale pour attaquer et tenter d’endommager les ordinateur­s ou les réseaux d’informatio­n d’un autre pays, par exemple par le biais de virus informatiq­ues ou d’attaques par déni de service. (NdlR) Voir Ofer Fridman, Russian “Hybrid Warfare”: Resurgence and Politiciza­tion, Oxford University Press, 2018. Voir à cet égard le récent ouvrage de Thomas Rid, Active Measures: The Secret History of Disinforma­tion and Political Warfare, Farrar, Straus and Giroux, 2020. Pour un exemple de cet argumentai­re : Georgy Filimonov, « The Color Revolution­s in the Context of Hybrid Wars », dans Hybrid Conflicts and Informatio­n Warfare, Lynne Berlin Policy Journal, Brookings Photo ci-contre : En mai 2020, la chancelièr­e allemande, Angela Merkel, déclarait avoir des « preuves » de tentatives « scandaleus­es » de piratage russe qui l’auraient visée à la chanceller­ie allemande, se référant notamment à une cyberattaq­ue ayant visé en 2015 à la fois la chambre des députés et ses services. Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a rétorqué que « cinq ans ont passé, mais aucun fait concret n’a été fourni ». (© AFP/ Tobias Schwarz)
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Voir par exemple : Mark Galeotti, « The Gerasimov doctrine »,
28 avril 2020 (https://bit.ly/3cBdvzw). Peter Pomerantse­v et Michael Weiss, « The Menace of Unreality: How the Kremlin Weaponizes Informatio­n, Culture and Money », Institute of Modern Russia, 2014 (https:// bit.ly/2z4Pa7p).
Anne de Tinguy, « Ambitions et stratégies d’influence de la Russie », SciencesPo, Centre de recherches internatio­nales, 2016 (https://bit. ly/3cuBCjm).
Voir notamment : Alina Polyakova et Spencer P. Boyer, « The Future of political warfare: Russia, the West, and the coming age of digital competitio­n », Institutio­n, 2018 (https://brook.gs/2XArDEU).
Service canadien du renseignem­ent de sécurité, « La Russie et l’Occident : Les conséquenc­es d’une rivalité renouvelée », 2015, p. 21 (https://bit.ly/2A7PCCv).
Cité dans: Mikhail Zygar, All the Kremlin’s Men, New York, Public Affairs, 2016, p. 342. Stanford Internet Observator­y, « Evidence of Russia-Linked Influence Operations in Africa » (https://stanford. io/3eXwHcp).
Pour une analyse en anglais, voir : Ulrik Franke, « War by non-military means: understand­ing Russian informatio­n warfare », FOI, 2015 (https://bit.ly/2AHrHtD). Lara Jakes, « As protests in South America surged, so did Russian trolls on Twitter, U.S. finds », The New York Times, 19 janvier 2020 (https://nyti.ms/3gUCh0R). Voir Saskia Brechenmac­her, « Comparing Democratic Distress in the United States and Europe », Carnegie Endowment for Internatio­nal Peace, 2018 (https://bit. ly/2A7oYJP).
Rienner Publishers, 2019. Voir par exemple : Mark Galeotti, « The Gerasimov doctrine », 28 avril 2020 (https://bit.ly/3cBdvzw). Peter Pomerantse­v et Michael Weiss, « The Menace of Unreality: How the Kremlin Weaponizes Informatio­n, Culture and Money », Institute of Modern Russia, 2014 (https:// bit.ly/2z4Pa7p). Anne de Tinguy, « Ambitions et stratégies d’influence de la Russie », SciencesPo, Centre de recherches internatio­nales, 2016 (https://bit. ly/3cuBCjm). Voir notamment : Alina Polyakova et Spencer P. Boyer, « The Future of political warfare: Russia, the West, and the coming age of digital competitio­n », Institutio­n, 2018 (https://brook.gs/2XArDEU). Service canadien du renseignem­ent de sécurité, « La Russie et l’Occident : Les conséquenc­es d’une rivalité renouvelée », 2015, p. 21 (https://bit.ly/2A7PCCv). Cité dans: Mikhail Zygar, All the Kremlin’s Men, New York, Public Affairs, 2016, p. 342. Stanford Internet Observator­y, « Evidence of Russia-Linked Influence Operations in Africa » (https://stanford. io/3eXwHcp). Pour une analyse en anglais, voir : Ulrik Franke, « War by non-military means: understand­ing Russian informatio­n warfare », FOI, 2015 (https://bit.ly/2AHrHtD). Lara Jakes, « As protests in South America surged, so did Russian trolls on Twitter, U.S. finds », The New York Times, 19 janvier 2020 (https://nyti.ms/3gUCh0R). Voir Saskia Brechenmac­her, « Comparing Democratic Distress in the United States and Europe », Carnegie Endowment for Internatio­nal Peace, 2018 (https://bit. ly/2A7oYJP).

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