Les Grands Dossiers de Diplomatie
éditorial
«Comprendre la Russie de Vladimir Poutine nécessite de s’imprégner du substrat intellectuel qui façonne la géopolitique russe contemporaine. Car loin d’apparaître comme l’expression d’une pensée purement « poutinienne », la vision du monde et de la Russie défendue par le Kremlin puise son inspiration dans une continuité historique : lutter contre toute tentative d’encerclement (une constance russe depuis le XVIIIe siècle), défendre l’identité culturelle de la Russie en promouvant le panslavisme (par opposition au monde « romain-germanique », constitutif de l’Occident européen), et définir « l’âme russe » comme relevant d’un système de valeurs eurasiatiques, ancrées dans l’Orthodoxie, en opposition aux valeurs des Lumières, du rationalisme, de la sécularisation du religieux et de l’individualisme prônés en Europe. S’appuyant sur des intellectuels russes comme Nikolaï Danilevski (1822-1885), Constantin Leontiev (1831-1891), Vladimir Soloviev (1853-1900), Nicolas Berdiaev (1874-1948), Ivan Iline (1883-1954) ou encore Lev Goumilev (1912-1992), le Kremlin a ainsi façonné une Weltanschauung eurasiatique (en opposition à l’eurocentrisme traditionnel des élites russes) qui laisse désormais peu d’espace au rapprochement avec une Europe perçue comme décadente et dont la Russie se sent, par essence, étrangère.
Le destin eurasiatique de la Russie pourrait néanmoins être remis en cause dans un avenir proche. Devant les conséquences géopolitiques et économiques de la pandémie de COVID-19, la stratégie russe de contreendiguement à l’ouest (face à l’OTAN et aux démocraties occidentales) et de rapprochement à l’est (Chine principalement) pourra difficilement survivre à la nouvelle confrontation entre les États-Unis et la Chine, qui place inéluctablement la Russie sur le banc de touche (tout comme l’Union européenne). Et ce d’autant plus que les apparents « succès » de la politique étrangère russe en Europe orientale, au Moyen-Orient et en Afrique (déstabilisation de l’Ukraine et de la Géorgie, intervention en Syrie, etc.), loin de renforcer géopolitiquement la Russie, n’ont en réalité contribué qu’à ternir durablement son image à l’international et à l’isoler sans véritable gain durable sur le plan économique ou politique. Par ailleurs, le risque de voir le partenariat stratégique entre Moscou et Pékin se dégrader au profit de la Chine est réel. La puissance économique, technologique, militaire et démographique chinoise crée, de facto, un déséquilibre chaque jour plus grand entre les deux pays qui risque, in fine, d’aboutir à la vassalisation de l’un vis-à-vis de l’autre. À ce titre, l’avenir de la Sibérie orientale pourrait cristalliser les tensions à venir entre les deux pays : d’une superficie de la taille de l’Europe, riche en pétrole, en gaz naturel, en fer, bois et terres arables, ce territoire russe n’est peuplé que d’environ 6 millions d’habitants, lesquels font face, le long des 4300 km de frontières avec la Chine, à 150 millions de Chinois à qui l’on inculque, dès le plus jeune âge, que l’Extrême-Orient russe appartient historiquement, pour une large part, au peuple chinois. Dès lors, une réorientation de la politique étrangère russe en direction de l’Europe paraît-elle envisageable ? Difficile à imaginer en l’état sans de profondes réformes démocratiques (auxquelles le Kremlin n’est guère disposé) et d’importantes concessions consenties par Moscou en Ukraine notamment. Sans oublier l’hostilité sans faille du clergé orthodoxe russe à tout rapprochement avec l’Europe. On le voit, les horizons possibles pour la Russie paraissent étroits et compliqués.
Ce numéro a été réalisé en partenariat avec l’Observatoire de l’Eurasie du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), avec la collaboration de l’Observatoire franco-russe (CCI France-Russie) et du Centre Russie/NEI de l’Institut français des relations internationales (IFRI).