Les Inrockuptibles

Le village des damnés

Publié en 1982 à Bucarest dans une version expurgée, le premier livre de la romancière roumaine Herta Müller, prix Nobel de littératur­e en 2009, est enfin traduit.

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C’est un ouvrage qui vient de très loin et semble surgir du passé pour nous attraper à la gorge. Dépression­s est le premier livre publié par Herta Müller, au début des années 1980 en Roumanie. Pour la plupart, les textes lapidaires qui composent ce recueil de nouvelles ont pour décor un petit village de l’enclave germanopho­ne du Banat. Ce pourrait être celui où l’étrange auteur de langue allemande, nobélisée en 2009, a grandi.

Dès les premières lignes, rédigées dans une écriture sèche, abrupte, le malaise nous saisit. Car dans le monde d’Herta Müller tout est enfermemen­t, isolement, noirs secrets jusqu’à la folie. Comme un cauchemard­esque jeu de poupées russes, on est au fond de la Roumanie, enfermé dans une communauté linguistiq­ue et confiné dans un petit village perdu au milieu des champs de maïs, où les familles vivent recluses. A l’intérieur de soi-même aussi, chacun est enfermé : dans son alcoolisme, sa culpabilit­é, ses obsessions. Alors, entre incestes, suicides, coups, misère, saleté, violence et bêtise, l’imaginaire de la romancière grouille de visions d’horreur et sa plume touche parfois au fantastiqu­e pour faire naître des scènes quasi mythologiq­ues dans un quotidien banalement rural, tel ce serpent qui s’introduit dans un berceau et boit le biberon du bébé.

Ce qui frappe, c’est la radicalité et la liberté totale de l’auteur de L’homme est un grand faisan sur terre, tout juste âgée de 30 ans à l’époque, et ce premier texte annonce son oeuvre : Herta Müller n’épargne personne. Sa critique du régime politique est acerbe, notamment à travers la descriptio­n de la ferme d’Etat où travaillen­t les villageois, d’une absurdité kafkaïenne. Cette charge vaudra à son livre d’être en partie censuré et longtemps seul un recueil expurgé des textes les plus dérangeant­s sera publié. La version d’origine, que nous lisons aujourd’hui en français, ne paraîtra qu’en 2010 en Allemagne. Cela dit, les autorités roumaines ne sont pas les seules à subir les griffures d’Herta Müller. Dans la communauté germanopho­ne qu’elle décrit avec tant de sévérité, le souvenir de la guerre affleure parfois, et l’écrivain rappelle, implacable, les compromiss­ions d’une partie de la population avec le régime nazi. Sylvie Tanette Dépression­s (Gallimard), traduit de l’allemand par Nicole Bary, 192 pages, 17,80 €

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