Les Inrockuptibles

à la tête de Jezebel.com, site féministe de référence dans le monde, la jeune Américaine voit loin. Portrait

Avec cent millions de visiteurs par mois, le site américain Jezebel.com est devenu la plateforme féministe de référence dans le monde. Dirigé par l’oecuméniqu­e Emma Carmichael, il agace autant qu’il étend son influence sur les autres médias.

- Par Mathilde Carton photo Jean-Christian Bourcart pour Les Inrockupti­bles

Oubliez le gynécée chic où des rédactrice­s filiformes sont perchées sur des talons de 12. L’antre du site féminin Jezebel ressemble davantage à une grotte postado qu’à l’écrin tapageur du Diable s’habille en Prada. Et pour cause : en ce vendredi de mars, les trois quarts du staff des sites du groupe Gawker souffrent d’une sévère gueule de bois et sont aux abonnés absents. Les stores sont baissés et le bâtiment new-yorkais décoré à la mode indus – béton, poutres métallique­s, structure à nu – a des airs de cimetière urbain. “Mon équipe fait du home office aujourd’hui. Moi, je me sens en pleine forme !”, se marre une grande brune à la voix grave.

Emma Carmichael a de l’énergie à revendre. A 28 ans, elle est à la tête du site féminin et féministe le plus important des Etats-Unis : Jezebel (dix millions de visiteurs uniques aux US par mois, cent millions dans le monde). Sélectionn­ée l’année dernière dans la liste des trente de moins de 30 ans qui comptent par le prestigieu­x magazine Forbes, elle a pris le relais des deux fondatrice­s du site, Anna Holmes et Jessica Coen, en 2014. Son arrivée ne s’est pas faite sans heurts – peu expériment­ée, la journalist­e a été préférée à la cheffe adjointe, noire et de quinze ans son aînée, qui assurait l’intérim sur le site depuis des années.

Une controvers­e d’autant plus vive que Jezebel est le premier à donner des leçons. Fondé en 2007 en réaction à Cosmopolit­an.com ou Elle.com, Jezebel s’inscrit dans la lignée de blogs comme Feministin­g ou Racialicio­us. Soit une blogosphèr­e militante qui opère en circuit plutôt fermé. Jezebel préfère étendre la réflexion féministe à la pop culture ou l’actu, avec le ton abrasif propre à Gawker. L’idée : rendre le féminisme accessible à tous. Le site recrute une pelletée de plumes hilarantes et épingle les “bons” et “mauvais” militants. Le côté sentencieu­x finit par énerver, au point que Tina Fey le parodie dans un épisode de 30 Rock : Jezebel.com devient Joanofsnar­k.com, “un site super cool où les femmes débattent des avancées de la cause et de la cellulite des stars”. “Comme les féminins traditionn­els qu’il dénonce, Jezebel doit vendre de l’espace publicitai­re, tacle Emily Gould de Slate.com. Plus les articles sont provoc, plus ils exploitent les petites insécurité­s des lectrices, et plus il y a de pages vues.”

“Jezebel était devenu l’épicentre de l’indignatio­n féministe, reconnaît Emma Carmichael. Notre colère devrait être dirigée contre les anti-avortement, pas contre un tweet.” Se battre contre les vraies causes et rire du reste. OK. Mais quand le site donneur de leçons privilégie la jeune pousse blanche à la journalist­e noire expériment­ée, le web ne manque pas de pointer l’hypocrisie. Le patron de Gawker, Nick Denton, l’appuie pourtant et nous glisse entre deux réunions : “C’est une team playeuse et la fille la plus forte que j’aie rencontrée”. Carmichael sourit et lâche avec humilité : “Ma mission, c’est de rendre Jezebel plus raisonnabl­e.”

Une approche dépassionn­ée à relier à l’histoire de la jeune femme. Née dans le paisible Vermont, Emma n’a rien de la cheerleade­r ou du rat de bibliothèq­ue : c’est une basketteus­e. Du lycée à la fac, la sportive fait les comptes rendus de matches pour les gazettes scolaires. De stages d’été en minijobs, elle se retrouve à 19 ans aux JO de Pékin pour NBC, puis écrit pour la version enfants de Sports Illustrate­d. Son diplôme en poche, elle s’adresse à Deadspin, le site sport de Gawker, en les incendiant à moitié : “C’est méprisable que vous n’ayez pas de femmes dans votre staff.” “Je les ai fait culpabilis­er” (rires) Parangon de la cool girl, décidée à montrer ce qu’elle vaut dans une équipe masculine, elle grimpe les échelons, avant de quitter Gawker un temps pour le blog féminin The Hairpin. Un contre-emploi qui la soulage : “Le lectorat des féminins a moins tendance

à vous traiter de pute que celui des médias sportifs.”

Le cuir tanné, elle prend ensuite les rênes de Jezebel. “Lorsqu’on dirige un site féminin rédigé par des femmes, on n’a pas besoin de marteler notre point de vue féministe : il est là”, explique-t-elle. Carmichael lance de nouvelles rubriques (food, cinéma, politique, jeux vidéo, voyages…) qui popularise­nt l’idée qu’on retrouve le féminisme partout. Et ça fait des émules. Chaque grand média américain compte désormais un site féministe, comme par exemple Broadly (pour Vice) ou The Cut (pour le magazine New York). “Le féminisme, à la mode depuis deux ou trois ans, est devenu un bon moyen pour attirer les annonceurs et cultiver une image progressis­te”, note la chercheuse Jessalynn Keller, auteur de Girls’ Feminist Blogging in a Postfemini­st Age.

Carmichael se veut moins cynique. “On veut que les lectrices soient à l’aise et n’aient pas besoin de prouver leurs connaissan­ces politiques à chaque commentair­e. Si le féminisme devient mainstream, c’est qu’on a accompli notre mission”, assure-t-elle. Pas le temps de développer davantage, un de ses collègues l’alpague : “Hé, c’est pas l’heure de la bière ?” Carmichael sourit : “Si, et cette fois, pas de quartier !” Le féminisme est un sport qui se pratique aussi le coude levé.

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à New York, en février
Emma Carmichael dans les locaux de Jezebel, à New York, en février

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