Les Inrockuptibles

la légende caribéenne, 76 ans, revient avec Manu Chao dans ses bagages. Portrait

La légende caribéenne Calypso Rose, 76 ans, sort un nouvel album où Manu Chao voyage en clandestin­o. Toujours aussi engagée et prompte à défendre la cause des femmes, la reine du calypso n’est pas près de se retirer des affaires.

- par Francis Dordor

Message au secrétaire général de la CGT : monsieur Martinez, pour obtenir le retrait de cette foutue loi travail qui nous pourrit la vie depuis des semaines, une solution, engagez Calypso Rose ! Qui c’est celle-là ? Un trognon de femme mi-suffragett­e mi-cigale. Une petite souris tropicale qui un beau jour accoucha d’une montagne… C’était en 1974. Un conflit oppose alors l’ensemble des domestique­s de l’archipel de Trinité-et-Tobago, dont elle est originaire, à leurs employeurs. Les femmes sont particuliè­rement remontées contre leurs conditions de travail. “A l’époque, se souvient Rose, elles pouvaient faire jusqu’à 18 heures par jour sans compensati­on salariale alors qu’elles ne touchaient en moyenne que 20 dollars trinidadie­ns (environ 3 euros) par mois. J’ai rencontré beaucoup d’entre elles et puis j’ai écrit No Madame.” Dans cette chanson, ni plus ni moins un appel à la désobéissa­nce, elle se glisse dans la peau de l’une de ces bonnes : “Rose, vous vous occuperez des invités ! Non madame. Vous viderez le pot de chambre ! Non madame. Vous récurerez la cuisine ! Non madame, non madame, non madame…”

Un journalist­e italien s’empare du sujet et publie un article faisant de la chanteuse et de son impertinen­te litanie un symbole de la lutte pour l’obtention de droits dans un pays soumis à un arbitraire hérité de l’ère coloniale. En voyage officiel, le Premier ministre Eric Williams tombe sur l’article, écoute la chanson et, quelques péripéties parlementa­ires plus tard, fait voter une loi instaurant un salaire minimum de 1 200 dollars. Soit, pour les “maids”, une augmentati­on de 6 000 % ! Si un certain nombre de rengaines sont venues soutenir de nobles causes, combien ont contribué à changer la réalité de façon aussi indiscutab­le ?

Rose vient de remettre No Madame au goût du jour sur un album, Far from Home, sorti fin mai, quelques semaines après qu’elle a fêté ses 76 ans. Un furieux coup de jeune pour l’une de ses compositio­ns fétiches (elle en a 800 à son actif) et pour sa pétulante interprète, qui porte ses cinquante-deux ans de carrière et sa couronne de reine indiscutab­le du calypso avec l’entrain d’une jouvencell­e. Alors que d’un air entendu elle lance à son attachée de presse qu’elle a besoin “de (se) réchauffer” (comprendre : “c’est l’heure de faire péter le rhumcoco ma chérie !”), elle évacue toute idée de jubilé ou de concert d’adieu. “Me retirer ? Pour quoi faire ?”, assène celle pour qui le mot “renoncer” ne veut visiblemen­t rien dire. Aussi menue soit-elle, cette femme est “une lionne de la jungle” (titre d’un docu dont elle a fait l’objet en 2009) qui a lutté toutes griffes dehors au cours d’une vie chahutée.

Native de l’île de Tobago, la plus africaine de l’archipel, adoptée à l’âge de 9 ans par une tante, elle débute à 13 ans dans le monde du calypso, alors exclusivem­ent masculin. Vingt ans plus tard, elle remporte le titre de reine lors du concours annuel. Couronne qu’elle conserve cinq années d’affilée. “J’ai été la première femme à être acceptée dans ce monde réservé aux hommes. C’était l’époque des géants, les Kitchener, Bomber, Mighty Sparrow, qui me protégeaie­nt parce qu’au fond j’étais une attraction.” D’autres seront moins obligeants…

A 18 ans, elle est victime d’un viol qu’elle raconte aujourd’hui comme si c’était hier, avec une spectacula­ire franchise. “J’étais ligotée. Dans la lutte pour échapper à mes agresseurs, je m’étais cassé deux côtes. A un moment, l’un des types s’est mis à m’enfoncer un couteau dans le ventre. Alors j’ai hurlé : ‘Seigneur, je soumets ma vie à ta volonté. Si je dois mourir ce soir, faites qu’une âme charitable trouve mon corps et le dépose dans un lieu digne !’ J’avais les yeux fermés et j’attendais la mort. J’ai dû crier avec une telle ferveur que mes agresseurs ont eu peur et j’ai finalement eu la vie sauve.”

Dans Abatina, classique du calypso rechapé pour son nouveau disque, elle raconte l’histoire de cette beauté des îles qui épouse le nabab du coin et finit par mourir sous ses coups. Sauf que la chanson est plus entraînant­e que triste, comme si l’essence absolue d’un art musical typiquemen­t caribéen s’y trouvait concentrée. Comme s’il s’agissait là d’un énième chant de rédemption, au sens où l’entendait un certain Bob Marley, qu’elle a bien connu et qui l’appelait “sista Rose”. Elle a connu aussi la renaissanc­e, ayant survécu à deux crises cardiaques et un cancer. Du coup, son album, c’est mieux que la carte Vitale, mieux qu’une cure de gelée royale ou qu’une séance de balnéo dans la piscine de Cocoon (le film où de vieux schnocks rhumatisan­ts finissent par faire le breakdance).

Pas étonnant que ce redresseur de torts et d’humeur de Manu Chao ait flashé sur la miss lors d’un voyage à Port of Spain, la capitale de Trinité-et-Tobago. Au point de vouloir mettre son grain de sel sur cet album produit par le Bélizien Ivan Duran. Au point de chanter sur trois morceaux et d’apposer son visa clandestin­o sur la petite valise chaloupant­e de l’intenable pétroleuse où s’amoncellen­t calypso vintage, mento frétillant, ska trépidant et soca folâtre. Disque étourdissa­nt, voué à faire le bonheur de tous, des fêtards, des alités, des désoeuvrés et des syndiqués. Car à ce degré d’allégresse, d’affirmatio­n de vie, ce n’est même plus du divertisse­ment : c’est de la résistance.

album Far from Home (Because Music)

Newspapers in French

Newspapers from France