Les Inrockuptibles

dans les couloirs du métro parisien avec les fumeurs de crack

Chassés des rues du nord parisien, les fumeurs de crack ont élu domicile dans le métro. Un dédale emprunté chaque jour par des millions d’usagers. Lucie, Tête d’Oiseau, Mehdi, Kwamé, Tony, eux, restent à quai pour y griller leur vie.

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Station Château-d’Eau, Xe arrondisse­ment de Paris, 15 heures. Un jeune métis au regard vide entre dans une rame du métro de la ligne 4. Ses orteils dépassent de ses espadrille­s usées. Il se penche vers chaque voyageur et réclame un euro d’une voix d’automate. Une femme le fusille du regard, sort une pièce et lui lance un “Tchip !” tonitruant. Mehdi, 20 ans à peine, se rend à l’arrêt Simplon, six stations plus au nord, pour acheter sa dose de crack. Malgré ses mains tremblante­s et ses ongles sales, son visage est encore vierge des ravages de la “cocaïne du pauvre”. “Je n’ai pas de vie, que des emmerdes”, confie-t-il.

Après le décès de sa mère, Mehdi a passé son adolescenc­e ballotté dans des familles d’accueil. A 16 ans, il quitte l’école, “part en vrille”, fume des joints, vit de petits larcins. Le crack est entré dans sa vie il y a un mois. Quelques cailloux blancs ont suffi à lui faire lâcher les feuilles à rouler pour la pipe à crack. Depuis, Mehdi ne peut plus s’en passer. Il habite dans “une piaule crasseuse” à Strasbourg-Saint-Denis mais passe son temps à Lamarck-Caulaincou­rt, Marcadet-Poissonnie­rs, Château-Rouge, Simplon ou Jules-Joffrin. Ces stations du XVIIIe arrondisse­ment forment son territoire, celui des crackers poussés sous terre par la pression des riverains, les forces de l’ordre et la gentrifica­tion.

Arrivé à Simplon, Mehdi rejoint une bande bruyante installée en bout de quai. Il donne ses pièces à un dealer emmitouflé dans une doudoune. En une demi-seconde, le deal est fait. Mehdi a son kif (sa dose). Pipe à crack dans une main, briquet dans l’autre, il allume le bout noirci et aspire grâce à l’embout inséré à l’intérieur du tube. Des volutes de fumée blanche et dense entourent son visage. Cocaïne “basée” au bicarbonat­e de sodium ou à l’ammoniaque, le crack atteint le cerveau immédiatem­ent. Cette sensation s’appelle le flash. Il est intense, violent, mais très bref. Il rend parfois accro dès la première bouffée. En face, de l’autre côté du quai, les voyageurs l’observent. Fumer du crack à la vue de tous, Mehdi s’en fout. Il sourit, ses yeux brillent. Il range sa pipe, réclame une cigarette et se barre. “Je vais au Step. Là-bas, je peux aller sur internet.” Cette structure d’aide aux toxicomane­s lui a aussi procuré sa pipe. “Pour éviter la transmissi­on d’hépatite ou du VIH, précise Grégory Pfau, coordinate­ur d’un dispositif d’enquête et d’observatio­n chapeauté par l’OFDT (Observatoi­re français des drogues et des toxicomani­es). Les doseurs à pastis, originelle­ment utilisés, brûlent les lèvres, les gercent, les coupent et du sang se dépose sur un tube qui passe de main en main.”

A Simplon, Kwamé, 40 ans, jogging Adidas et Air Max noires, raconte ses aventures de camé à “Kadhafi”, regard caché par des lunettes de soleil. Il a commencé à Londres. “Un feeling dingue, plus rien n’existait, surtout pas mes embrouille­s de meufs, et ça donne de l’inspiratio­n.” Kwamé dit vivre vers Palais-Royal, dans le Ier arrondisse­ment, être DJ hip-hop, avoir bossé avec des pointures. “Je suis pas un camé comme les autres, le crack ne m’aura pas, je descends parfois ici pour un petit kif parce que les gars sont cool”, délire-t-il. Kadhafi reste impassible. Un homme immense, coiffé de locks mal entretenue­s, yeux gonflés et lèvres gercées, débarque. Il s’installe entre eux. Une odeur nauséabond­e se dégage. Il sort sa pipe à crack et fume. “Moi, c’est Moses”, grogne-t-il. Moses est martiniqua­is. Ses mains sont noires et crevassées. Arrivent Paco, un petit dealer consommate­ur, et Omar, son ami portugais. Ce dernier sort de dix jours au service d’addictolog­ie de Lariboisiè­re. C’était ça ou la prison. Omar a été arrêté à plusieurs reprises pour détention de drogue. Il a les “lèvres du crack”, brûlées et fendillées, et s’exprime avec difficulté. Avant, il vivait à Bordeaux avec sa femme, accro elle aussi, et leur fille qu’il ne voit plus. “Le crack rend pauvre dans tous les sens du terme”, articule-t-il. “Dans le métro, le crack se négocie au centime près. Il n’est pas moins cher que les autres drogues mais est revendu au détail, indique Grégory Pfau. En un an et demi, son prix a baissé de 20 à 15 euros la galette (5-6 doses), alors qu’un gramme de coke coûte entre 60 et 70 euros.”

Les couloirs du métro n’ont pas toujours été le territoire des crackers. A la fin des années 1990,

les consommate­urs se concentrai­ent sur la place de la Bataille-de-Stalingrad (XIXe). Les opérations de police et la gentrifica­tion les ont repoussés au niveau de la gare de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). En 2009, une opération de police de grande envergure les déloge. Ils s’installent alors dans des squats du nord de Paris, rapidement vidés et fermés. Avec les digicodes, les immeubles deviennent des citadelles imprenable­s. Le dernier supermarch­é du crack, la cité Reverdy (XIXe), est nettoyé en juin 2014. “Suite au démantèlem­ent, on a constaté ces deux dernières années une disséminat­ion exponentie­lle des crackers vers le métro, qui permet discrétion et possibilit­és de fuites dans les dédales des stations”, précise Grégory Pfau. Le phénomène a connu une recrudesce­nce au lendemain des attentats de janvier 2015. Les forces de l’ordre ne patrouilla­ient plus dans les stations du Nord. Et avec l’état d’urgence, elles privilégia­ient les stations touristiqu­es à plus haut risque.

Gare-de-l’Est. Tête d’Oiseau attend sagement sur le quai bondé de la ligne 4. Lisa et son copain le cherchent des yeux. La jeune Antillaise aux traits fatigués et le Congolais au visage rieur sont accros au crack. De loin, le grand jeune homme reconnaît Lisa. “Il attend que le métro passe”, murmure-t-elle. La rame arrive, la foule s’engouffre à l’intérieur. Tête d’Oiseau se lève. Une fois les 13,50 euros de Lisa empochés, il crache dans sa main un caillou entouré de plastique orange

et disparaît. “Les dealers et les usagers fourrent la galette dans leur bouche ou la cachent dans leur slip”, décrit un travailleu­r social. Il raconte qu’il y a un an, un policier aurait étouffé un dealer en tentant de lui faire recracher un caillou.

Quelques stations plus au nord, Lucie, 50 ans, édentée et le visage dévasté par vingt-trois ans de crack

et huit ans de prison, vocifère. Elle a besoin d’une bière. “Lucie est dingue”, commente un de ses camarades de galère. Sur les quais, on la surnomme “Lucifer” ou “la râleuse du métro”. “Elle est prête à tout pour un kif. Un jour, elle est entrée dans l’église Notre-Dame-de-Lorette avec une seringue à la main !” Hébergée à l’hôtel par les services sociaux, elle passe ses journées à faire la manche dans les tunnels des stations Marcadet-Poissonnie­rs et Simplon. Une fois sa canette de bière en main, Lucie s’apaise et consent à raconter le business. “Les modous nous vendent le crack pour 5 ou 6 euros le kif, ou 15 ou 20 euros la galette.” Le terme “modous” vient de “modou modou” qui, en wolof, langue la plus parlée au Sénégal, désigne les migrants du pays. Avant d’être concurrenc­és par les dealers de coke et de cannabis, ils tenaient le marché. “Modous” est resté le terme de la rue pour appeler les dealers de crack.

Boulevard Ornano, face à la bouche du métro Simplon, cinq hommes entre 30 et 40 ans, blousons noirs et baskets, fument, appuyés contre la devanture d’un bar. Trois parlent en wolof, deux en lingala, langue congolaise. “T’es flic ou quoi ?”, lâche l’un d’eux en riant. Ils connaissen­t leur clientèle. Tony, ancien héroïnoman­e désormais accro au crack, lui aussi locataire du métro Simplon, confirme qu’il s’agit de modous. Réunionnai­s et Comorien, il vit en France depuis dix ans. Il présente bien. “Les modous ne descendent pas forcément sur le quai. Parfois, ils nous passent la marchandis­e pour qu’on la revende.” C’est son cas. En fin de journée, Tony s’installe à Marcadet-Poissonnie­rs. Un homme en costard vert, mallette à la main, l’aborde. Le deal se passe en cinq secondes. Plus tard, Tony touchera son bénéfice auprès des modous, soit une galette de crack. “Quand je fume, je ne pète pas un plomb comme certains, c’est pour cela qu’ils m’ont choisi”, affirme-t-il, content de lui.

En s’engouffran­t dans le long couloir de la station Marcadet-Poissonnie­rs, qui mène de la ligne 4 à la ligne 12, on peut croiser une bonne dizaine de crackers reconnaiss­ables à leur allure boiteuse. Ceux-là sont les plus voyants. Mais les consommate­urs de crack se glissent aussi parmi les voyageurs pressés : hommes d’affaires, intermitte­nts du spectacle, ouvriers, barmans, etc. “La consommati­on de crack concerne tous les profils, des usagers de drogue précarisés aux personnes complèteme­nt insérées dans la société”, confirme Grégory Pfau. C’était il y a encore peu le cas de Yohan, 35 ans. Il est fébrile. Cela fait trois heures qu’il patiente pour une autre dose. Ancien électricie­n, aujourd’hui au chômage, il est tombé dans le crack suite au départ de sa femme et au décès de son frère. Yohan voudrait décrocher, mais c’est “trop dur. Quand j’en prends, j’ai l’impression d’être au paradis. Pendant quelques minutes, les problèmes disparaiss­ent.” Il prend le RER de Grigny pour rejoindre ses potes des quais. “J’aime y venir, on est au chaud, les gens ne font pas attention à nous.”

“C’est révoltant d’assister à ce spectacle tous les jours”, s’indigne une riveraine.

A quelques mètres d’elle, rue Joseph-Dijon, un jeune homme vient de donner 5 euros à un camé agressif qui s’engouffre ensuite dans le métro. “Du moment qu’ils ne s’en prennent pas aux usagers, c’est l’essentiel”, sourit une voyageuse. “Si la misère du monde a trouvé place sous terre, que voulez-vous ?”, lance un autre. Antoine, musicien, vit entre Marcadet-Poissonnie­rs et Simplon depuis vingt ans. “C’est un spectacle affligeant pour les adultes et dérangeant pour les enfants. Quand je prends le métro avec ma fille de 4 ans, elle bloque sur les camés, fascinée par ce spectacle de la misère et de la souffrance, raconte-t-il. Ça fait des années que j’entends que les choses vont s’arranger, mais la saloperie reste là et je sais qu’elle ne s’en ira pas de sitôt.”

“On n’a pas trop le choix, on les chasse, ils reviennent”, indique, désabusé, un agent de sûreté de la RATP. “Pour faire avancer le schmilblic­k, les usagers doivent porter plainte, informent des contrôleur­s. La RATP collection­nera

les mauvais points et sera bien obligée de se bouger. En attendant…”

En attendant, RATP, associatio­ns et mairie ne sont plus sur la même longueur d’onde. Pourtant en 2013, suite à la multiplica­tion des plaintes, la mairie du XVIIIe demande à la Régie d’agir à ses côtés. En février 2014, cette dernière signe une convention en partenaria­t avec la mairie et l’associatio­n Coordinati­on toxicomani­es. Mais entre sécurité et prévention, les visions de la RATP et de l’associatio­n divergent : la première veut déloger les drogués quand la seconde cherche à les prendre en charge. Des agents RATP racontent que la dernière fois qu’ils ont délogé des crackers, ils se sont fait taper sur les doigts pour avoir détruit des pipes à crack fournies par une associatio­n. Mécontente, la Régie ne renouvelle­ra pas la convention l’année suivante. Depuis, explique un travailleu­r social, elle interdirai­t l’accès du métro aux associatio­ns. Silence radio du côté de la RATP.

“La convention visait à permettre à Coordinati­ons toxicomani­es de faire comprendre aux agents de la RATP le phénomène des usagers de crack, et faire en sorte qu’ils soient mieux armés pour y répondre, indique Eric Lejoindre, maire PS du XVIIIe arrondisse­ment. Il fallait établir un lien entre l’action à l’intérieur et à l’extérieur du métro. Les opérations d’éviction n’étaient pas utiles et loin d’être efficaces. Mais le métro n’a pas vocation à devenir un centre d’accueil et de soins pour usagers de drogue, et encore moins un lieu de deal.” Balle au centre.

Pour relancer la collaborat­ion, le maire a organisé le 6 avril dernier un comité réunissant le parquet de Paris, la préfecture de police, la RATP et des associatio­ns de réduction des risques. Pour Eric Lejoindre, la situation s’améliore ces derniers temps, peut-être parce que les crackers se dirigent de plus en plus vers le sud de Paris et des stations comme Notre-Dame-deLorette, Saint-Lazare, Etienne-Marcel, Madeleine, voire Montparnas­se. “Comme les revendeurs sont désormais interpellé­s sur les quais du métro, le trafic a aussi cours dans les rames. Aussi, la revente s’étend à d’autres lignes que la 4 et la 12”, explique Grégory Pfau. Avec plus de trois cents stations, le double de quais et des kilomètres de dédales et de couloirs, les crackers ont trouvé dans le métro parisien un monde où vivre, entre la terre et l’enfer.

“quand je prends le métro avec ma fille de 4 ans, elle bloque sur les camés”

Antoine, musicien

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“La consommati­on de crack concerne tous les profils, des usagers précarisés aux personnes insérées dans la société”
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Sur la ligne 4 du métro parisien

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