Les Inrockuptibles

Belladonna d’Eiichi Yamamoto

Adaptation flamboyant­e de La Sorcière de Michelet par un cinéaste d’animation japonais. Une perle rare seventies et une ode lyrique à l’émancipati­on.

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On n’en entendait parler que par rumeurs, prières ou incantatio­ns de quelques ensorcelés jurant leur grand diable qu’il s’agissait là d’un pur joyau dont les éclats psychédéli­ques et éclairs politiques n’avaient jamais cessé de les hanter. Peu visible depuis sa sortie en 1973 – essentiell­ement japonaise, même si les écrans français se firent brièvement déflorer en 1975 par ce film très francophil­e, à sa manière –, Belladonna ressort aujourd’hui en version restaurée. Et il est à la hauteur de sa réputation.

Le film débute par un mariage en-chanté, comme sorti d’une rêverie sous acide de Jacques Demy (auteur culte au Japon), entre Jean et Jeanne, deux pauvres serfs n’ayant que leur amour et leur piété à partager. Mais, très vite, le seigneur et sa maléfique épouse, soutenus dans leur ignominie par le clergé, font valoir leur droit de cuissage. S’en suit une scène d’une intelligen­ce figurative inouïe, où l’horreur du viol, plutôt que d’être masquée d’un inopportun voile de pudeur, est poétisée par le dessin à la fois très cru et distancé. Le déchiremen­t du spectateur, très tôt cueilli par cette brutalité inattendue, rejoint alors celui de Jeanne, .

Longue sera par la suite la liste des sidération­s plastiques. La pauvreté apparente de l’animation (beaucoup de translatio­ns, de zooms avant ou arrière sur des planches fixes) n’empêche aucunement la beauté de se déployer dans d’extatiques volutes graphiques qui doivent autant à l’expression­nisme (Klimt, Schiele, Mucha) et à l’art nouveau qu’aux expériment­ations sous psychotrop­es so seventies.

Lorsqu’il s’attelle à cette adaptation d’un essai de l’historien Jules Michelet (paru en 1862) intitulé La Sorcière, Eiichi Yamamoto n’a qu’une trentaine d’années mais déjà une belle filmograph­ie : il a réalisé en 1965 pour la télé l’adaptation du manga d’Osamu Tezuka Le Roi Léo, ainsi que les deux premiers volets d’une trilogie d’anime historico-érotiques, produits par Tezuka, Les Milles et Une Nuits et Kureopator­a (“Cleopatra” prononcé à la japonaise). Sous-titré “La Belladonne de la tristesse” ou “Belladonne la sorcière”, ce film-ci en est le dernier volet. Et un pur produit de son époque libertaire, aussi bien formelleme­nt qu’idéologiqu­ement, qu’il est bon de voir dans le contexte actuel, si simpliste et réactionna­ire.

Pour se venger et regagner une estime de soi après son viol, Jeanne prête ainsi allégeance à un démon de forme phallique (sa libido ?) qui l’encourage à user de ses charmes, mais aussi à assumer son plaisir – un empowermen­t par le sexe, dirait-on aujourd’hui. Et ça marche, même si pour cela elle va devoir affronter le comte et son allié clérical. Souvent dévoyée, la figure de la sorcière retrouve ici, sous l’influence de Michelet, toute sa puissance émancipatr­ice. Elle devient le fer de lance d’une révolution féministe et anti-obscuranti­ste dont Yamamoto rappelle, dans un finale étourdissa­nt, qu’elle fut un des grands enjeux de la Révolution française. Après tout, n’est-ce pas la liberté au sein nu qui guida le peuple ? Jacky Goldberg

Belladonna d’Eiichi Yamamoto (Jap., 1973, 1 h 33)

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