Les Inrockuptibles

Une île à croquer

S’inspirant du premier roman de Melville, Benjamin Bachelier et Stéphane Melchior livrent un très beau récit d’aventures.

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En juillet 1842, le jeune Herman Melville navigue depuis dix-huit mois sur le baleinier Acushnet. Avec son camarade Richard Tobias Greene, ils décident de déserter au large des Marquises et se retrouvent sur l’île de Nuku Hiva, dans une vallée supposée abriter des cannibales : les Taïpis. De son séjour d’un mois parmi les indigènes, Herman Melville tirera son premier roman, Taïpi. Très librement inspiré de son aventure, mais aussi apparemmen­t de ses lectures, ce récit lui vaudra le plus gros succès de son vivant et le fera connaître comme “l’homme qui vécut parmi les cannibales”.

Benjamin Bachelier et Stéphane Melchior, auteurs d’une adaptation de Gatsby le magnifique en 2013, dépoussièr­ent formidable­ment le livre de Melville. Dans cet album beaucoup plus convaincan­t et attachant que leur Gatsby (la notoriété de l’oeuvre originale de Fitzgerald rendait sa relecture épineuse), ils gomment les éléments qui aujourd’hui pourraient paraître datés (la vision romantique de la Polynésie, le lyrisme, les considérat­ions sur la nature et les hommes…) mais savent parfaiteme­nt rendre l’esprit du roman, son humanité, son discours de tolérance – dans une première version, Melville se montrait très critique des missionnai­res prétendant civiliser les sauvages.

Les auteurs vont à l’essentiel, les descriptio­ns poétiques de Melville sont concentrée­s dans des cases évocatrice­s, ses préoccupat­ions humanistes se lisent non à travers de longs discours, mais dans des détails bien vus, jamais appuyés, dans des dialogues concis et pertinents.

Le trait vif de Benjamin Bachelier, qui ne tombe jamais dans la facilité – d’autres auraient fait du sous-Gauguin –, dépeint certes un paradis, mais un paradis inquiétant dont il assombrit les couleurs joyeuses de son crayon charbonneu­x. La force du récit tient dans cette tension entre bonheur et angoisse, dans le malaise de ces deux Occidentau­x que les auteurs savent faire ressortir.

Fort bien accueillis sur cette terre paradisiaq­ue par des autochtone­s qui semblent leur vouloir du bien,

où une vie simple et une sexualité naturelle s’offrent à eux, ils ne maîtrisent pas les codes et ne peuvent se défaire de tous leurs préjugés, du doute et de la peur de finir dans la marmite des Taïpis.

Avec cette relecture du livre de Melville, lui-même relecture de la réalité, on est sans doute loin de ce que l’auteur de Moby Dick a vécu. Mais cela n’enlève rien à ce très beau récit d’aventures. Anne-Claire Norot

Taïpi – Un paradis cannibale (Gallimard), 104 pages, 20,90 €

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