Les Inrockuptibles

Carl Sandburg, Moby…

Publié en 1919, Les Emeutes raciales de Chicago est essentiel pour comprendre les ressorts du racisme aux Etats-Unis. Une analyse toujours pertinente sous Obama.

-

Il était plus que la voix de l’Amérique, plus que le poète de sa force et de son génie. Il était l’Amérique”, déclara le président Lyndon B. Johnson à la mort de Carl Sandburg (1878-1967). Journalist­e, écrivain et poète, figure majeure de la littératur­e de son époque, Sandburg reçut trois fois le prix Pulitzer. Il aura pourtant fallu presque cent ans pour que soit traduit en France l’un de ses textes les plus connus outre-Atlantique, Les Emeutes raciales de Chicago.

Nouvelle maison d’édition en sciences humaines, Anamosa publie aujourd’hui ce livre devenu au fil des ans une référence incontourn­able de la sociologie du racisme, et qui valut à son auteur de devenir le premier homme blanc a être décoré en 1965 par la National Associatio­n for the Advancemen­t of Colored People, en tant que “prophète majeur des droits civiques”.

Chicago, 27 juillet 1919. Au large d’une plage réservée aux Blancs, un jeune Noir se noie, terrorisé par des adolescent­s blancs qui lui jettent des pierres. La police n’intervient pas, ouvrant la voie à des émeutes. “Treize jours de terreur” qui feront 23 morts parmi les Noirs, 15 parmi les Blancs, laissant des quartiers entiers dévastés.

Ces émeutes raciales s’étendent bientôt à des dizaines de villes dans tous les Etats-Unis. Au cours de ce Red Summer, “l’été sanglant”, Sandburg enquête sur le drame pour le Chicago Daily News. Or loin de céder au sensationn­alisme et de relater la violence des événements, il s’efforce, nourri par une certaine éthique, de “soutirer à la cruauté de ce qui se joue quelque chose des conditions sociales qui les ont fait naître”, comme l’explique l’historien Christophe Granger dans sa préface.

Le contexte du quartier qu’on appelle la Black Belt (“ceinture noire” de Chicago), les raisons socio-structurel­les de la “migration nègre” vers les grandes villes du nord du pays, l’hostilité des immigrés blancs déjà sur place à l’égard de ces nouveaux arrivants, le rôle des syndicats, la condition féminine chez les AfroAméric­ains : chapitre après chapitre, il analyse les causes de cette chose complexe et effrayante qu’est une émeute. Or ces éléments de structure, et c’est là tout l’intérêt, l’actualité brûlante de ce texte, n’ont pas vraiment bougé depuis cent ans.

Si certains aiment en effet se bercer d’illusions sur l’Amérique “postracial­e”

de Barack Obama, les brutalités policières et émeutes qui embrasent toujours aussi fréquemmen­t le pays (Ferguson, etc.) viennent rappeler la triste réalité de ce problème sans fin. Ces violences contempora­ines sont, en quelque sorte, les descendant­es du terrifiant Red Summer, “non qu’elles y puisent obscurémen­t leurs racines, explique Granger, mais elles sont le produit d’un interminab­le processus social,

toujours recommencé, immuable dans son changement, qui n’en finit pas de devoir ce qu’il est à la formation des ghettos noirs américains”.

Ségrégatio­n, inégalités économique­s savamment entretenue­s comme un rempart contre la mixité, pénalisati­on de la misère qui envoie des Noirs systématiq­uement en prison en raison de la couleur de leur peau. Il y a aussi cette “racialisat­ion” que dénonce Sandburg, une sorte de cercle vicieux qui conduit à parler du “problème noir”, des “casseurs ou des délinquant­s noirs” ; cette figure du “nigger”, individu violent, enclin au viol (combien d’émeutes parties d’une rumeur erronée de viol d’une Blanche par un Noir ?).

Chiffres à l’appui, l’auteur opte pour une approche précise, sobre et factuelle, sociologiq­ue avant l’heure donc, comme précurseur de ce qui fera les heures de gloire de la grande école de Chicago. Il s’inscrit aussi dans la lignée des muckrakers (“remueurs de boue”), ces écrivains-journalist­es dont les enquêtes révèlent les exactions du pouvoir autant que l’exploitati­on de certaines minorités.

Il recueille les témoignage­s, décortique les centaines de courriers envoyés au journal par des Noirs qui n’ont souvent pas eu accès à l’éducation (“Tout ce qu’on veut, c’est une chansse”, écrit l’un d’eux), s’appuie sur les messages que les clubs, églises et associatio­ns de gens de couleur “véhiculent avec ardeur et sans relâche, se battant pour intégrer les laissés-pour-compte d’un peuple qui a pour héritage deux cents ans d’esclavage et cinquante ans de boycott industriel”.

Les limites du livre sont bien sûr celles de l’époque où il fut écrit : Sandburg continue à considérer les efforts que chacun des groupes doit faire, de chaque côté, pour arriver à “vivre en bonne entente”, sans envisager qu’ils puissent un jour se mélanger. Mais son analyse minutieuse, profonde et intelligen­te de ce qu’il appelle la “migration raciale” rend à l’histoire afro-américaine sa singularit­é tragique : celle de personnes ayant dû s’exiler dans leur propre pays pour fuir la discrimina­tion, les violences quotidienn­es, le lynchage.

Un cahier photo, des cartes et des notes biographiq­ues sur chaque victime des émeutes viennent étayer les textes de ce très beau livre. Yann Perreau

Les Emeutes raciales de Chicago, juillet 1919 (Anamosa) de Carl Sandburg, préface de Christophe Granger, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Morgane Saysana, 240 pages, 17,50 €

l’auteur opte pour une approche précise, sobre et factuelle, sociologiq­ue avant l’heure

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Chicago, juillet 1919 : un jeune homme noir a été attaqué à coups de briques par des Blancs
Chicago, juillet 1919 : un jeune homme noir a été attaqué à coups de briques par des Blancs

Newspapers in French

Newspapers from France