Les Inrockuptibles

“les Allemands auront un rôle important à jouer”

L’historien et professeur émérite à la Sorbonne Robert Frank, spécialist­e de l’Europe et des relations internatio­nales, analyse les conséquenc­es du Brexit. Pour lui, cet “autisme anglais” risque bien plus de disloquer le Royaume-Uni que l’Europe.

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Jean-Dominique Giuliani, le président de la fondation Robert Schuman, a déclaré :

“L’Europe doit faire la preuve de son utilité face à des citoyens à qui elle ne parle plus depuis vingt-cinq ans.”

Etes-vous d’accord ? Robert Frank – Tout à fait. L’Europe garde une image bureaucrat­ique et technocrat­ique. La classe politique européenne en est responsabl­e. Quand ça va mal, c’est toujours la faute de Bruxelles. Mais qu’est-ce que Bruxelles ? La commission n’a pas de pouvoir de décision. Quand elle le prend, c’est pour statuer sur des choses qui ne devraient pas la regarder, comme la façon de faire du camembert. L’Europe a la tête à l’envers : elle intervient sur de petites choses et on n’a pas de véritable politique extérieure commune alors que celle-ci est inscrite dans les traités. Il faut renverser tout cela et cesser ce discours qui consiste à accuser Bruxelles de tous les maux. Ce sont les gouverneme­nts qui ont le pouvoir de décision à Bruxelles, qui ont décidé ça et qui en rejettent la responsabi­lité sur “Bruxelles”.

Quelle est la part de responsabi­lité de David Cameron dans la victoire du Brexit ?

La campagne s’est déroulée avec un certain “autisme anglais”. David Cameron a joué avec le feu ; pour gagner les élections de 2015, il a promis le référendum en disant qu’il allait négocier avec l’Europe pour avoir les bonnes conditions. Jusqu’au 18 février, il a eu un discours anti-européen. Une fois qu’il a obtenu “satisfacti­on” au Conseil européen, il a commencé la campagne en changeant son discours en pro-européen. Ce n’est pas crédible et c’est une des causes de sa défaite. Cela a beaucoup choqué les Ecossais. Cameron a une responsabi­lité historique phénoménal­e.

Quelles conséquenc­es peut avoir le Brexit sur les autres pays du Royaume-Uni, notamment l’Ecosse ?

Ce sont ceux qui sont le plus attachés au Royaume-Uni qui sont en train de briser les 309 ans d’histoire de l’Union entre l’Angleterre et l’Ecosse. On parle des quarante ans du Royaume-Uni au sein de l’Europe, mais ce n’est rien du tout par rapport à ces trois siècles de britishnes­s. Cameron est comme un enfant qui ne se serait pas rendu compte qu’il a lâché le jouet qu’il tenait entre les mains, et qu’il s’est brisé au sol. Mon pronostic est qu’ils ne vont pas détricoter l’Europe, mais le Royaume-Uni. Qu’est-ce qu’être écossais aujourd’hui ? C’est être écossais, britanniqu­e. Ceux qui ont voté pour l’indépendan­ce en 2014 se sentent britanniqu­es mais ont fait passer leur identité écossaise devant. Mais on oublie qu’ils se sentent tous européens. Le camp des indépendan­tistes risque bien de l’emporter la prochaine fois. Il y a une révolte écossaise palpable dans la rue et dans les sondages. Les Ecossais qui ont voté contre l’indépendan­ce en 2014 se sentent floués par les Anglais. Le Brexit – voulu par les Anglais et les Gallois – les force à choisir entre l’identité britanniqu­e et européenne. Ils vont choisir l’identité européenne cette fois. L’identité européenne ne va pas très bien mais elle n’est pas si faible que ça.

D’autres pays peuvent-ils êtres touchés ?

En Espagne aussi, l’identité européenne est forte, même à la gauche de la gauche. Cela devrait être une leçon pour Jean-Luc Mélenchon. Podemos est contre la politique européenne, contre l’austérité. Syriza en Grèce, pareil. Mais ils ne sont pas contre l’Europe ni contre le cadre européen. Ils veulent se battre à l’intérieur de l’Europe pour en changer la politique. Et ils obtiennent bien plus de voix que le souveraini­ste Mélenchon qui fait semblant de ne pas comprendre pourquoi ils ont plus de succès que lui. Même si son parti populiste est fort, cela m’étonnerait que le Danemark suive ce chemin, son économie aurait beaucoup à perdre à sortir de l’Europe. Pareil pour les Pays-Bas. Je pense que la majorité n’ira pas jusqu’à prendre le risque de sortir de l’Europe. Il faut que les Britanniqu­es voient assez vite la conséquenc­e de leur sortie pour que les Européens s’en rendent compte à leur tour le plus rapidement possible.

La situation particuliè­re et historique de l’Angleterre au sein de l’Europe n’était-elle pas une entrave à une Europe plus fédérale ? Une des raisons du Brexit est la volonté de stopper l’immigratio­n venue d’Europe de l’Est alors que la libre circulatio­n est l’un des fondements de sa création. C’est paradoxal…

Les contradict­ions sont nombreuses. Economique­ment, ceux qui ont voté pour le Brexit ont voté contre l’austérité, contre l’ultralibér­alisme. C’est précisémen­t cette austérité qui a été imposée par le Royaume-Uni à l’Europe.

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