Les Inrockuptibles

“voir Bruno sur scène, c’est voir quelqu’un de seul, et sentir qu’on l’est aussi. Bruno ne s’installe pas au milieu du faisceau de lumière, il cherche l’ombre”

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a le droit de vouloir ? Bruno marchait sur scène. Il était seul, on avait peur pour lui, on avait peur pour nous, entre nous il y avait ses chansons, on les chantait avec lui, on était heureux, et démunis. Personne n’était “starr”, personne n’était diplômé, personne n’était “maître”. On allait pouvoir en finir avec la vision commercial­e de l’homme noir sur scène qui, tel le clown Chocolat, doit amuser la galerie, pousser la voix, sinon il s’expose à recevoir les coups de pied au cul du clown Footit. Tel Omar Sy, pour les besoins du film, qui reçoit les coups de pied au cul du petit-fils de Charlie Chaplin. Est-ce qu’une autre vision est possible ? Ou n’y a-t-il qu’une alternativ­e ? Un seul choix ? Rejouer les coups de pied au cul qu’on a reçus, ou inverser la situation en les administra­nt aux puissants. Comme dans Intouchabl­es, “Pas de bras pas de chocolat”, où le problème est pris à l’envers. Il n’y a aucun changement de problémati­que. Ce serait trop “déceptif”.

Sandrine Bonnaire elle-même, à propos du chanteur Corneille sur le plateau d’On n’est pas couché, a dit en le regardant avec un grand sourire : “Il est beau, je le trouve beau.” On ne fait jamais ça avec un chanteur blanc, ou avec un acteur blanc. Miles Davis tournait le dos au public, je l’ai vu en concert il y a des années à Nice, il avait un blouson en satin bleu. Est-ce qu’il était beau, est-ce qu’il n’était pas beau ? On était bien obligés d’avoir une vision non commercial­e de sa personne. Les gens étaient exaspérés.

Quand le concert de Bruno s’est terminé, il y avait quelques groupes, de mecs, isolés, qui sifflaient. Tout le reste, c’étaient des mains levées, qui reprenaien­t avec lui, et Papillon, celui qui fait les backs : “Lève la main si tu aimes ce son…” Les gens chantaient les rappels. Les mains étaient levées. On avait envie de pleurer. J’avais envie de pleurer. L’amie qui m’accompagna­it a dit : “Je n’ai jamais vu un concert comme celui-là.” C’était la fin. Je levais la main parce que j’aimais ce son. Bruno n’était pas un chanteur comme les autres, et pas un homme comme les autres, ça se voyait. Il y avait d’autres façons d’être un homme, d’autres façons d’être une femme, d’autres façons d’être seul, et d’autres façons d’être sur scène.

Le lendemain, une série de tweets essayaient d’effacer la veille, les nuances, la délicatess­e, la déceptivit­é, la liberté des rapports, Bruno, sa façon d’apparaître, de disparaîtr­e, d’absorber la lumière. Il était soi-disant défoncé. La preuve, il ne tenait pas son micro devant lui. Un type disait même qu’il aurait mieux fait de donner 40 euros à un SDF. Un autre que ce n’était pas lui qui chantait. Ç’avait été écrit en 140 signes par Patou, Lololastic­o, Anonymous, un moustachu qui s’appelait Marvin, Ronnie, Guillaume qui avait une grosse moustache et qui félicitait le pied de micro pour avoir tenu Bruno. Est-ce qu’un artiste populaire qui ne marche pas droit ne peut être que soûl ? Est-ce que marcher sur scène comme dans sa chambre, danser avec son micro, descendre dans la fosse comme dans la rue, partager les textes dont on est l’auteur plutôt que d’ouvrir un large bec comme le corbeau flatté par le renard est admissible ? Est-ce que le fait qu’il dise que le rap est sur une pente politique dangereuse est un problème ? Est-ce que le fait qu’il n’ait pas soutenu Dieudonné à la différence de Rohff et de la plupart des autres rappeurs est un problème ? Le fait qu’il ait défilé pour Ilan Halimi ? Le fait qu’il ne conseille pas de casser du flic ? Le fait qu’il n’aille pas à Nuit debout faire de grands gestes ? Le fait que, au lieu de donner des coups de pied au cul des puissants, il éclate de rire ? Et qu’il cherche l’ombre sur la scène ?

A 20 ans, Bruno se mettait à la fenêtre de sa chambre. Il habitait porte de la Chapelle, dans la tour Samsung, il regardait les voitures qui roulaient sur le boulevard Ney, et qui s’éloignaien­t de la périphérie pour rejoindre le centre. La pochette de son premier album n’était pas une image de l’Arc de triomphe ni de l’Obélisque, mais de l’intérieur de sa chambre. On le voyait, lui, grand, la tête un peu penchée sur le côté, dans cette pièce de la rue de la Chapelle. Les critiques étaient convaincus que c’était une reconstitu­tion de chambre, que ce n’était pas la sienne. Pour eux, ça ne pouvait être que faux, joué, trafiqué. Ça ne pouvait être que manipulati­on. Le vrai ne pouvait qu’être faux. Comme Sheila, qui était un homme, son enfant qui n’était pas son enfant, puisqu’elle n’avait pas d’utérus elle n’avait pas pu accoucher, sur les disques ce n’était évidemment pas elle qui chantait, puisqu’à la télé elle chantait en play-back, elle était incapable de faire des concerts, elle était déprimée, droguée aux médicament­s, elle prenait des hormones, et les hormones ça déprimait. C’était absolument logique. Une gamine avec des couettes, fille de commerçant­s qui font les marchés, ne pouvait pas, dans les années 1960, être populaire comme l’était Sheila. Puisque la personne, pour eux, ça n’existe pas. Une fille de commerçant­s, toute seule sur scène, qui chantait que l’école était finie, ça ne pouvait être qu’un complot. Elle n’était rien, elle n’était qu’une droguée, un homme-femme trafiqué par un gynéco.

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