Les Inrockuptibles

Nuits de boue

Edo Chieregato & Michelange­lo Setola racontent les destins brisés et les gloires déchues dans une Italie secouée d’électricit­é punk. Noir brillant. On est à chaque page saisi par le caractère farouche de l’oeuvre

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On reprochera difficilem­ent au duo d’auteurs transalpin­s de faire dans la séduction facile et le graphisme tape-à-l’oeil. Avec près de deux cents pages d’alcools frelatés, de sexe triste et autres parcours de gloires déchues, le scénariste Edo Chieregato, par ailleurs biographe (Muñoz, Magnus), et le dessinateu­r Michelange­lo Setola, tous deux bolognais et incarnant la génération quadra des fumetti, tracent en cinq histoires, certaines d’à peine quelques pages, d’autres moins compactes, une collection de parcours brisés, comme autant de destins perdus à grandes lampées de canettes.

C’est dans un crayonné en noir et blanc, âcre comme une remontée gastrique, tremblant de rage et de détresse, et volontaire­ment sali, qu’ils content une partie de pêche pour oublier une unité de soins palliatifs, l’art d’attraper un crabe sans se faire pincer les doigts, ou celui de dormir dans la boue justement, pour mieux fuir, faisant leurs les vers de Boris Vian : “La vie, c’est comme une dent (…) Et pour qu’on soit vraiment guéri/ Il faut vous l’arracher, la vie.”

Ici, c’est l’Italie d’à peine hier, celle des Vespa à embrayage défaillant, mais aussi des gloires déchues du speedway, invraisemb­lable compétitio­n où l’on tourne sans fin sur un ovale cendré, à défaut de tourner en rond – ce chapitre s’achevant dans une 4L brinquebal­ante, à hurler le Light My Fire des Doors.

et par la dimension paradoxale­ment attendriss­ante des personnage­s, même si parfois on se retrouve éreinté par un flot ininterrom­pu d’adrénaline punk et de fulgurance­s électrique­s et innervées.

Mais le finale sait rattraper le lecteur par la main, grâce à un onirisme animalier à effluves musqués, empreint d’une poésie toute surréalist­e : le héros maintenu par des lianes sous-marines côtoie alors poissons-chats, tortues et carcasses de voitures. Une façon en “noir, c’est noir” de rappeler que le rêve peut sauver de tout, même de la vie. Christian Larrède

Dormir dans la boue (Actes Sud BD), traduit de l’italien par Charlotte Lataillade, 192 pages, 22 €

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