Les Inrockuptibles

Cohen vs Dylan, Dylan vs Cohen

- Pierre Siankowski

C’est la question que l’on a posée plus de cent fois en interview, à la toute fin en général, quand la personne semble avoir un peu baissé la garde et qu’une forme de confiance s’installe. “Tu es plutôt Dylan ou plutôt Cohen ?” Cette question – que nous n’avons pas, pour la plupart ici aux Inrockupti­bles, tranchée nous-même – est souvent l’occasion de réponses qui rendent les artistes un peu chose. Pour ma part, je me souviens de celle de Will Oldham, aka Bonnie Prince Billy. C’était en juillet 2006, à Baltimore, près d’une piscine municipale, lors de ce qui était supposé, selon le journal du matin, être la journée la plus chaude des Etats-Unis. Avec un peu plus de sueur sur son large front qu’en début d’entretien, Oldham évacua d’abord d’une main agile l’héritage Dylan. “Il a sept ans de grâce, de 1962 à 1969, il n’y a absolument rien à dire.” Puis il commença à prendre le cas Cohen à bras-le-corps. “J’ai envie de pouvoir frôler, ne serait-ce que quelques instants, la perfection de certains morceaux de Leonard Cohen : il m’arrive encore de trouver de nouvelles émotions ou de nouvelles images dans des chansons de lui que je connais pourtant depuis plus de vingt ans.”

Dix ans plus tard, la réflexion de Will Oldham n’a pas pris une ride et paraît résonner encore plus fort cette semaine, alors que l’actualité des deux s’est télescopée dans le calme. Bob Dylan a été récompensé du prix Nobel de littératur­e, waw. Comme l’écrit Serge Kaganski quelques pages plus loin, si c’est une “mauvaise surprise pour une partie du milieu littéraire”, c’est une “excellente nouvelle pour beaucoup d’autres, dont ce journal qui y voit un symbole historique puissant pour le rock et la littératur­e”. Ce Nobel récompense la fulgurance poétique d’un type qui confia d’ailleurs un jour à Cohen, lors de l’une de leurs rencontres, qu’il avait écrit la chanson favorite du Canadien, I and I, en “quinze minutes”. Dylan lui demanda ensuite combien lui avait mis de temps pour écrire Hallelujah. “Deux ans”, répondit Cohen avec l’humilité qu’on lui connaît et qui n’a pas, elle, été récompensé­e par le Nobel – elle aurait pu. Cohen nous ayant offert une interview exclusive, nous avions choisi, cette semaine, de le porter en couverture. L’annonce du Nobel de Dylan nous a conduit à envisager – ce que nous faisons raremement – une double couverture, mettant en scène les deux idoles du folk. La fulgurance d’un côté, et de l’autre, comme dirait Oldham, ces chansons qui ne cessent de se révéler, et qui, sans interventi­on de l’homme hormis celle de Cohen, ont choisi de s’offrir l’éternité.

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