Okwess est devenu la centrifugeuse de traditions musicales que la rumba a totalement éclipsées
Un adage prêté à l’actuel président Joseph Kabila pourrait aussi lui convenir : “Celui qui porte les oeufs ne se dispute pas.” Dans sa chanson Benga Yo, qui évoque l’injustice dont est victime son peuple, il préfère présenter les choses sous forme de parabole. Avec un sens de la diplomatie qui pourrait bien être héréditaire.
Car bien qu’il soit né à Lemba en 1963, Jupiter a passé une partie de son enfance en République démocratique allemande, où son père a travaillé comme attaché d’ambassade. Il s’appelle alors Jean-Pierre, vit à Berlin-Est, passe le Mur chaque matin pour se rendre dans une école située à l’Ouest. Déjà, on l’interpelle dans la rue. Les petits Est-Allemands le montrent du doigt. Lui tire fierté de pouvoir franchir le Mur quand ceux qui l’appellent le “nègre” en restent prisonniers. “Quand j’allais à la piscine, les gens sortaient de l’eau de peur que je la noircisse. A l’Ouest, c’était différent, il y avait pas mal de soldats noirs américains.” A 14 ans, Jupiter a déjà obtenu sa majorité virtuelle : il boit, fume, sort en boîte, fréquente une Berlinoise, Sabine, sa première petite amie, de deux ans plus âgée. Il vit dans une immense villa avec une voiture de fonction et un chauffeur à sa disposition.
Quand, en 1979, il quitte Berlin pour Kinshasa, le choc est violent. “Je venais d’un monde rigoureux, je me retrouvais dans cette ville chaotique. Je venais d’un milieu aisé, je découvrais la misère. Je parlais français et allemand mais pas le lingala.” Un tam tam que lui a confié sa grand-mère maternelle, guérisseuse, lui sert de sauf-conduit. Bien qu’il n’ait jamais touché la moindre percussion, il se met à battre le tambour avec un confondant naturel. Au point de jouer et chanter lors des cérémonies de deuil où on le gratifie de quelques billets.
Voyant d’un mauvais oeil l’emprise qu’a la musique sur son fils, le père souhaite le renvoyer en Europe afin qu’il y termine ses études. Jupiter fugue, vit deux ans dans la rue, trouvant refuge la nuit dans des maisons abandonnées. Quand les militaires finissent par lui mettre la main dessus, il est fouetté. Peine perdue. En 1983, se constitue autour de lui un premier ensemble, Famous Black, plutôt reggae funk. Puis vient Bongo Folk, et enfin Okwess, qui s’immerge dans l’immense réservoir des rythmes tribaux d’un pays comptant pas moins de 250 groupes ethniques. Bofenia, zebola, yanzi, mutuachi…
Okwess devient la centrifugeuse de traditions musicales que la rumba a totalement éclipsées. Mais aussi le miroir d’une diversité kinoise où se mélangent de nombreuses ethnies avec leurs langues. En soi, la formation propose déjà un aperçu du melting-pot propre à la capitale congolaise avec des Kasaïens, Bolias, Mongos, Yanzis. Okwess puise dans les ressources culturelles d’un territoire grand comme l’Europe mais témoigne aussi d’une réflexion sur son passé douloureux, son présent désastreux, son futur obstrué. Jupiter revient inlassablement, avec son inébranlable franchise, sur une même interrogation, perturbante, humiliante, thème de sa chanson Congo. “A l’époque de la colonisation, les gens étaient chicotés. On coupait la main de ceux qui ne ramenaient pas assez de latex (le lait de l’hévéa servant à la fabrication du caoutchouc – ndlr). Mais tout le monde faisait trois repas par jour. Aujourd’hui, cinquante ans après l’indépendance, on a de la chance quand on mange une fois par jour.”
Dans la petite cour de Lemba, les répétitions insistent sur les morceaux de Troposphère 13. Le poignant Pondjo Pondjo chanté en tétéla par Yendé. Le décapant Musonsu, un mutuashi en chilumba. Nzele Momi, un zebola à fond les manettes. A chaque style son idiosyncrasie. Tous reposant sur une même énergie : rock. Troposphère 13 emprunte son titre au programme spatial congolais qui s’est piteusement illustré lors du lancement de la fusée Troposphère 5. Déviant de sa trajectoire peu après le décollage, elle a failli tuer des curieux en tombant.
Jupiter vise évidemment plus haut. Il n’a pas le choix. Il en va de la survie de son clan, de sa réputation dans le quartier. Même si ce n’est pas de tout repos. “Ils peuvent venir piller ma maison si je ne leur donne pas de l’argent. Il leur est impensable que je puisse rentrer d’une tournée sans une valise pleine de billets.” Il y a aussi les “petits Jupiter”, ces groupes qui entendent profiter de son sillage pour se faire connaître, les Bankosi Music, N’Dirita, Bisso… Et puis il y a Jerry, jeune percussionniste qui, pour assister aux répétitions d’Okwess, parcourt quatorze kilomètres à pied et espère avoir un jour la chance de partir en tournée. En attendant, il ne se fait pas prier pour manger votre moitié d’omelette quand vous la lui proposez. Au fait, en langue kibunda, okwess veut dire “bouffe”.
album Troposphère 13 (Zamora)