Les Inrockuptibles

Apnée de Jean-Christophe Meurisse

Un premier film étonnant où souffle la cocasserie caustique de la troupe théâtrale des Chiens de Navarre. Son atout le plus évident : les personnali­tés uniques, fortes, indociles

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Ils sont trois, ils veulent se marier, on ne le leur permet pas. Ils partent sillonner le pays pour aller voir ailleurs si leur liberté s’y trouve : à la mer, à la ville, en famille, à l’école. Un voyage échafaudé sauvagemen­t, road-movie enragé, drôle et insoumis dont on ne sait si c’est lui qui s’amuse à détraquer le réel, ou si c’est le réel lui-même qui y dévoile son secret visage difforme.

Porté par des images fortes et impulsives, rugissemen­ts des quads sur les routes de Corse, patinage artistique à poil, irruption d’une autruche dans les rayonnages d’un supermarch­é désert, small talk avec un Christ sanguinole­nt, Apnée est d’abord le premier long métrage d’une meute – pardon d’une troupe, Les Chiens de Navarre, menée par Jean-Christophe Meurisse (qui réalise aussi le film). Les Chiens pratiquent depuis une dizaine d’années un théâtre de la performanc­e et de la création collective où s’exprime une idée à la fois inflexible et très soigneusem­ent dirigée de l’improvisat­ion et du travail de groupe : dialogues non écrits, scènes de chaos jamais dispersées, impeccable­ment sculptées.

rassemblée­s tout autour de la “table”, un objet auquel la compagnie a d’ailleurs consacré une trilogie. Les Chiens baignent dans une dialectiqu­e du banquet : le repas comme extrémité sociale, bruyante, orgiaque, qui revient dans le film avec une folle scène de potage dominical autour de l’ancien Deschiens Olivier Saladin.

Au cinéma, ce régime trouve une extension un tout petit peu moins performati­ve, un tout petit peu plus narrative, même si le film conserve une structure de saynètes concaténée­s, d’enfilade dada dont le seul fil rouge serait la présence – happening en soi – des trois comédiens principaux, tous géniaux. Mais Meurisse s’impose un impératif de rythme dont la règle est de ne jamais étirer, épuiser gratuiteme­nt une idée ou une situation, pour au contraire maintenir le film dans son muscle et dans son nerf, à son état le plus vivace.

Apnée. Curieux, mais excellent titre pour un film où il n’est pas question de plongée, et dont on se demande, du coup, de quel air il manque. Il serait tentant (quoiqu’un peu facile) de parler d’une France irrespirab­le, dont le film brosse un portrait effectivem­ent enragé. Mais en apnée, on survit, on atteint même un état unique de la conscience – c’est Meurisse qui le dit. Lui et son merveilleu­x trouple nous renvoient sans doute à ce qu’ils ont trouvé au fond de leurs poumons vides : un trou d’air primitif, un rire furieux, et un cri du vrai. Théo Ribeton

Apnée de Jean-Christophe Meurisse, avec Thomas Scimeca, Céline Fuhrer, Maxence Tual (Fr., 2016, 1 h 29) lire aussi l’entretien avec Jean-Christophe Meurisse pp. 44-45

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