Les Inrockuptibles

L’esprit en alerte

L’Américain Jason Dodge dispatche ses souvenirs de marche à travers le monde dans les 1 200 mètres carrés de l’Institut d’art contempora­in de Villeurban­ne. Au spectateur de tirer ses propres fils et de créer son horizon de sens. Insensible­ment, de salle

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Je me suis réveillé. Il y avait dans ma poche une note expliquant ce qu’il s’était passé.” C’était le bon vieux temps. Même si l’on avait nagé en pleine incompréhe­nsion, le brouillard finissait toujours par se dissiper. On se réveillait, et l’explicatio­n rationnell­e était là, à portée de main. Bien sûr, le rêve pouvait avoir duré longtemps. Il pouvait très bien s’être prolongé plusieurs mois – disons trois mois. Trois mois : la durée de l’exposition de l’Américain Jason Dodge à La Galerie de Noisy-le-Sec, de mai à juillet 2010, dont nous venons de citer le titre au début. D’un dépouillem­ent extrême, son interventi­on déployait à fleur de mur une poésie née d’infimes entailles pratiquées dans l’architectu­re du lieu. Des oeuvres fragiles et volatiles, comme on le dit d’un gaz évanescent, mais aussi au sens littéral, puisque des pigeons se chargeaien­t de porter des messages.

Déjà discret de nature, Jason Dodge, la quarantain­e, s’était depuis fait rare en France. La faute notamment à la fermeture de sa galerie parisienne Yvon Lambert, qui a mis la clé sous la porte en juillet 2014. Aperçues ici et là lors d’exposition­s collective­s (la Biennale de Lyon en 2013) ou de foires (le sublime stand de la galerie Franco Noero à la Fiac l’an passé), ces quelques pièces ne convoquaie­nt pas la même expérience totale qu’une exposition solo.

Six ans ont passé avant que cette rentrée, l’Institut d’art contempora­in de Villeurban­ne ne l’invite à investir l’intégralit­é de ses 1 200 mètres carrés. Entre-temps, Jason Dodge a fondé une maison d’édition de poésie et, surtout, il a marché, beaucoup, collectant chemin faisant les objets divers qui se retrouvaie­nt sous ses pieds. Sa propositio­n à l’IAC est centrée autour de ce patient travail de récolte, mené dix ans durant à travers le monde. Vue de l’exposition

En pénétrant dans la première salle, où l’on ne voit que quelques résidus végétaux emmêlés de déchets urbains, on pressent d’emblée que cette fois, nul deus ex machina ne viendra nous tirer d’affaire. “C’est au visiteur de faire le travail nécessaire pour que l’image se crée”, confirme l’artiste. C’est toute la finesse de ses pièces : en apparence terribleme­nt déroutante­s par le peu d’indices de lecture qu’elles offrent au visiteur, elles se révèlent en réalité être aussi les plus appropriab­les. Car elles ne sont que porosité, et ne rejettent aucune interpréta­tion. Ici, il n’y a pas “d’intention de l’artiste” qui vaille : celui-ci n’a pas voulu dire plutôt une chose qu’une autre.

de l’organique, on passe aux restes de fête (quelqu’un a allumé un gigantesqu­e feu d’artifice en mangeant des Schokokuss), mâtinés de quotidien (la reprise de l’école et les

L’an passé, Olafur Eliasson reconstitu­ait lui aussi un paysage à l’intérieur du musée de Louisiana, au nord de Copenhague, transporta­nt pierre à pierre le lit d’une rivière islandaise. Jason Dodge fait la même chose, et en même temps tout l’inverse. Ici, le lieu est quasiment vide. Au centre, un Sisyphe régisseur change pour l’éternité une rangée de néons, remplaçant les roses par les blancs et vice versa, tandis que de part et d’autre du parcours, une percée ouvre les cloisons comme une chatière sous nos pieds, et un miroir élasticise le plafond. Il y a aussi ces quatre vitres manquantes en haut de la verrière, qui créent un impercepti­ble courant d’air.

Jason Dodge n’a fait que semer quelques indices qui, pourtant, contexte aidant, provoquent en nous une foule de récits. Avouant à demi-mot qu’il s’agit aussi d’un commentair­e sur la folie interpréta­tive du monde de l’art contempora­in, il conclut : “Si je vous dis que ces objets ont été collectés par des prisonnier­s ou par des handicapés, vous ne les percevrez pas de la même manière. Je m’intéresse à la distance entre ce qui est perçu et ce qui est énoncé.” Non pas un paysage existant donc, mais un horizon de sens. Ingrid Luquet-Gad

Behind This Machine Anyone With a Mind Who Cares Can Enter de Jason Dodge, jusqu’au 6 novembre à l’Institut d’art contempora­in de Villeurban­ne

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