Les Inrockuptibles

“quelqu’un de très drôle”

Toujours très présente auprès de lui, la photograph­e Dominique Issermann, à qui Leonard Cohen avait dédié I’m Your Man, revient sur leur longue et profonde amitié.

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J’ai rencontré Leonard en 1981, et on ne s’est jamais quittés, on est restés amis jusqu’au bout. J’ai passé tout le mois de janvier 2016 avec lui, puis tout le mois d’août, et j’allais repartir en décembre en espérant qu’il tienne jusque-là. J’ai des milliers de souvenirs avec lui. Ce qui me vient tout de suite à l’esprit, ce sont les road-trips qu’on a faits ensemble vers le Nouveau-Mexique. Leonard adorait conduire et aimait écouter la radio quand il conduisait, des stations country. Il était fan de musique country. On s’arrêtait n’importe où, dans les motels, c’était super agréable de faire de la route avec lui. Il aimait le quotidien modeste, le quotidien ténu. C’est le point commun qu’il avait avec Marguerite Duras, je les compare souvent. Il aimait les choses simples, modestes, humbles, pas tape-à-l’oeil, pas glamour. Il aimait les meubles récupérés, les trucs achetés au coin de la rue, hérités, ramassés. Il adorait aller au bar ou au restaurant du quartier, se rendre toujours au même endroit.

Il lisait le New Yorker, toujours. Il était très intéressé par la politique, par l’organisati­on sociale. Il aimait toutes les organisati­ons d’ailleurs : sociales, familiales, religieuse­s. Il était fasciné par les choses régulées par un ordre. Il aimait les choses organisées, mais ça ne l’empêchait pas d’être quelqu’un de très drôle. Ceux qui l’ont vu en concert le savent. Dans les années 1980, il faisait beaucoup de commentair­es entre les chansons, et les gens se roulaient par terre de rire. Leonard, sa grande expression, c’était ‘I am a barrel of fun’. Moi, j’avais traduit ça par ‘je suis un tonneau de rire’. Et il se retournait vers moi en me disant ‘I am a barrel of fun’ et moi je pleurais de rire à chaque fois.

Et c’est là encore que je le comparerai­s à Duras. Marguerite Duras pouvait paraître extrêmemen­t intense quand on lisait son oeuvre ou ses interviews, alors qu’elle était poilante. Tous les deux, ils jouaient sur le changement de ton. Leonard était super fort là-dedans, il savait passer sur un autre registre au dernier moment. A sa dernière conférence de presse, il a fait rigoler tout le monde d’ailleurs, en expliquant qu’il comptait vivre éternellem­ent malgré la noirceur des textes du dernier album, alors qu’il était déjà extrêmemen­t malade. Cette conférence a dû être un moment très dur pour lui.

Le matin, il faisait beaucoup d’effort pour se lever, s’habiller, pour être toujours impeccable. La maladie le faisait souffrir, mais il ne le montrait pas. Au mois d’août dernier, j’ai beaucoup discuté avec lui, on parlait beaucoup de sa maladie, jusque très tard dans la nuit. A la fin, la gestion de la douleur lui prenait beaucoup de temps. Et même s’il arrivait à rigoler et à se faire rigoler de la mort, il parlait de la mort. Parfois, il se disait qu’il y avait peut-être un remède miracle, il n’avait pas envie de mourir, il parlait de la mort mais il voulait vivre.

Il écoutait beaucoup le Concerto d’Aranjuez, il me l’a fait écouter plusieurs

“dans les années 1980, il faisait beaucoup de commentair­es entre les chansons, et les gens se roulaient par terre de rire”

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