Les Inrockuptibles

l’enfance d’un monstre

Mathieu Dejean et David Doucet, journalist­es aux Inrockupti­bles, ont enquêté sur les jeunes années de Marine Le Pen qui, bien qu’elle tente aujourd’hui de se donner la stature d’une femme d’Etat, a longtemps préféré les discothèqu­es au collage d’affiches.

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Il a embrassé le bébé, il est resté un peu et puis il est parti.” Le 5 août 1968 à la clinique Ambroise-Paré de Neuilly-sur-Seine, Jean-Marie Le Pen passe en coup de vent. Sa troisième fille, Marine, vient de naître. Dans la chambre de sa femme, exténuée mais souriante, il frôle le nourrisson du bout des lèvres, lui fait quelques chatouille­s et disparaît après avoir déposé un bouquet de fleurs sur la table. Il a loupé l’accoucheme­nt, mais Pierrette Le Pen, née Lalanne, ne s’en émeut pas : “J’étais contente, car je déteste les maris qui voient accoucher leurs femmes.” Quand on l’a prévenu, le “Menhir” était à des centaines de kilomètres de là, à La Trinité-sur-Mer, dans le Morbihan, où il a gardé la maison de pêcheur de ses ancêtres. En mer qui plus est, à bord du Général Cambronne, un langoustie­r de 18 mètres de long et 7 mètres de large acheté en 1961 pour 4 000 francs. Faut-il voir dans cet épisode un manque d’empathie ? “Vous savez, à part fumer des cigarettes, un papa ne peut pas faire grand-chose lors d’une naissance”, maugrée l’intéressé. L’indifféren­ce apparente de son mari n’émeut pas Pierrette, qui s’excuse presque de l’avoir dérangé : “Je ne voulais pas le priver de son bateau pour l’obliger à traîner avec un bébé. Et je n’avais que faire d’avoir un homme dans les pattes.”

Les Le Pen ne sont pas du genre à mener une vie calme et monotone. S’ils n’ont pas réclamé dans la rue, deux mois plus tôt, le droit de “jouir sans entraves”, ils se le sont octroyé depuis bien longtemps en faisant au quotidien la démonstrat­ion d’un individual­isme de principe. Marine Le Pen est le fruit de cette conjonctio­n : “Elle est née en 1968, mais elle est aussi née de 1968”, philosophe Lorrain de Saint Affrique, le conseiller en communicat­ion de JeanMarie Le Pen dans les années 1980. (…)

une nuit d’horreur

“Reste sur ton lit ! Ne bouge surtout pas !” Abasourdie, ses cheveux en pagaille pleins de gravats, Marine Le Pen est cueillie au réveil par l’ordre impérieux de sa soeur aînée. “Elle est sous des bris de verre, mais elle ne bouge pas, tout va bien”, lance Marie-Caroline à l’adresse de ses parents, à travers le trou béant qui relie désormais les 4e et 5e étages du 9, villa Poirier. Ce 2 novembre 1976, aux alentours de 5 heures du matin, 5 kilos de dynamite viennent d’exploser au seuil de l’appartemen­t des Le Pen. “Durant trois ou quatre minutes, il y a eu un silence complet, puis j’ai hurlé, relate Pierrette Le Pen. J’ai cru que tous mes enfants étaient morts.” (…) Marine, qui n’a alors que 8 ans, rejoint ses deux soeurs après de multiples précaution­s en claquant des dents. (…) “Il a fallu cette nuit d’horreur pour que je découvre que mon père ‘faisait de la politique”, écrit Marine Le Pen dans son autobiogra­phie. (…)

Ce jour-là, Jean-Marie Le Chevallier – “Leuch”, comme on le surnomme – est bien le seul à leur proposer un toit. “Les gens ne se disputent pas pour offrir une place à quelqu’un qui vient de se faire sauter”, grommelle Le Pen. (…) Ils passeront chez lui trois mois agités. (…)

Si l’on revient moins riches, de Sardou, est sa chanson préférée. Cette ode à l’oisiveté correspond bien à son état d’esprit dilettante

quand Jean-Marie Le Pen a failli tuer l’une de ses filles

La famille Le Pen doit se plier à un exercice proche du couchsurfi­ng : Marie-Caroline, Yann et Marine occupent deux chambres disponible­s, tandis que Pierrette et Jean-Marie doivent camper dans la bibliothèq­ue, sur des matelas. L’ancien para prend des mesures d’autodéfens­e drastiques : il dort avec une arme sous l’oreiller. L’atmosphère suffocante des jours suivants ne l’encourage guère à la retenue. Toutes les nuits, des coups de fil anonymes se multiplien­t. Les menaces laissées sur la boîte vocale sont à glacer le sang : “Cette fois-ci, on réussira notre coup

et on vous fera sauter !” “Leuch” refuse pourtant de débrancher le téléphone, en vertu de ses obligation­s profession­nelles. En parallèle, les journalist­es font le pied de grue devant l’immeuble. Jean-Marie Le Pen est à bout de nerfs.

Un matin, très tôt, il est réveillé par le bruit d’une serrure que l’on force. Son sang ne fait qu’un tour. Il se lève, nu, muni de son revolver, et se dirige vers l’entrée lorsqu’il aperçoit une ombre. Croyant à une attaque, il fait feu sans se poser de questions. “Mon fils a fait un pas de côté, sinon ça l’aurait tué, s’émeut Jean-Marie Le Chevallier. Marie-Caroline est arrivée, juste derrière. Elle aurait également pu prendre une balle.” “Jean-Marie a cru que c’était quelqu’un qui voulait nous tuer, justifie Pierrette Le Pen. On n’est pas soi-même après des trucs comme ça.”

Le fils de Le Chevallier, Karol, faisait alors son service militaire à Versailles et avait perdu les clés de la cuisine. Il déambulait donc dans le couloir, en uniforme, quand Jean-Marie Le Pen l’a pris pour cible. “Il était très embêté quand il a réalisé son erreur. Son intention n’était pas de tuer mon fils ni Marie-Caroline, mais c’était moins une. Finalement on a rigolé”, s’amuse Jean-Marie Le Chevallier. (…)

génération Albator

Au quotidien, Marine Le Pen maintient autant que possible la politique à distance. C’est l’univers de son père. Quand elle rentre chez elle le soir après le lycée avec ses deux meilleurs amis, ils grimpent les marches de l’escalier quatre à quatre et se réfugient dans sa chambre au deuxième étage. Celle-ci est couverte de pages découpées dans des magazines féminins. Les mannequins y côtoient des publicités pour parfums. On est loin des affiches de propagande du FN, dénonçant “les cancres marxistes”, qui tapissaien­t sa chambre villa Poirier quand elle était enfant. (…)

A l’âge où son père lisait Proudhon, Camus et Drieu La Rochelle, elle enchaîne les romans à l’eau de rose de la collection Harlequin – une monnaie d’échange courante utilisée par sa mère pour qu’elle fasse ses devoirs. Le samedi, Marine et ses amis passent leur soirée à manger des chips ou des pizzas devant la télé. Elle apprécie les films de guerre – “Elle n’aimait que les scènes de guerre”, affirme sa mère –, a pleuré en voyant Jeux interdits et connaît par coeur le générique d’Albator. Quand elle est seule, elle se passe en boucle les disques de Michel Sardou, Si l’on revient moins riches est sa chanson préférée. Cette ode à l’oisiveté, où l’on fait de la planche à voile “au détour d’un delta” sans se soucier de revenir la bourse sensibleme­nt allégée, correspond bien à son état d’esprit dilettante. (…)

la night-clubbeuse

Elle a découvert la nuit parisienne en se rendant dans son temple. Nous sommes au début des années 1990. Marine Le Pen a 22 ans quand elle pénètre pour la première fois aux Bains-Douches. Les anciens bains municipaux de la rue du Bourg-l’Abbé, dans le Marais, sont alors avec Le Palace de la rue du Faubourg-Montmartre, l’un des établissem­ents incontourn­ables des soirées parisienne­s. Chaque soir, les rockeurs, les stars de cinéma et les top models montent les marches de l’escalier monumental au sommet duquel trônent deux cariatides en bronze, semblant monter la garde. On s’y presse pour danser, se soûler, sniffer des montagnes de coke ou bien encore plonger dans sa légendaire piscine.

Que vient faire la fille du président du Front national dans cette cathédrale du vice, pailletée de tous les excès ? Est-ce l’espoir de croiser Robert De Niro, Iggy Pop, Naomi Campbell, Prince ou bien David Bowie, habitués des lieux, qui l’a motivée à y entraîner ses copines ? Ou bien est-ce pour ressentir le frisson, ne serait-ce qu’une soirée, de partager la vie de la jeunesse dorée de son temps ? Pour Marie d’Herbais, l’une de ses meilleures amies d’alors, “Marine a toujours aimé se pavaner dans des boîtes au milieu des célébrités”.

La raison de ce penchant bling-bling ? “Sans doute une réaction à l’éducation assez rustique qu’elle a reçue”, suppose-t-elle. Sur la piste de danse des Bains, sa blondeur juvénile et ses larges épaules ne passent pas inaperçues. Elle fume comme un sapeur – deux paquets de Philip Morris par jour – et fascine les hommes. Le verbe haut, elle se distingue par son franc-parler et ses grands éclats de rire. Elle danse le rock – qu’elle a appris très tôt avec ses parents – et descend d’une traite des coupes de champagne pendant que ses copines sirotent leurs cocktails.

Aujourd’hui âgé de 66 ans, Hubert Boukobza, l’ancien patron des Bains, se souvient encore de cette nuit “bizarroïde” où il a flirté avec elle. Pour ce “petit Juif pied-noir de Tunis”, entreprend­re la fille du diable de la République sonnait comme un défi. Il lui paie des verres, la charrie sur ce père qu’elle “défend bec et ongles”. La nuit s’épuise. Avant que le soleil ne se lève, il l’emmène à Keur Samba, le “meilleur night-club afro de Paris” situé non loin de l’avenue des Champs-Elysées. Quand il a vu débouler “( son) ami Hubert avec la fille Le Pen”, le patron de l’établissem­ent, Kane Ndiaye, se rappelle avoir fait une “drôle de tête”.

Après leur avoir fait la bise, il les installe sur une table à part. “J’ai compris qu’ils étaient venus pour s’amuser et se défouler, donc j’ai fait en sorte qu’ils ne soient pas dérangés”, sourit Kane. Vingt minutes plus tard, Marine Le Pen ne se fait pas prier pour aller zouker. “Ça se voyait qu’elle aimait faire la fête sur des rythmes érogènes, rigole Boukobza. La musique black ne la gênait pas, elle était cool et marrante. On a dansé jusqu’au petit matin ensemble. On s’est ensuite revus quatre ou cinq fois aux Bains, puis on s’est perdus de vue.” (…)

“dans l’ultraconso­mmation”

Loin de l’image de femme à chats flânant volontiers devant la télé, qu’elle s’applique aujourd’hui à renvoyer, Marine Le Pen est, dans les années 1990, une fêtarde accomplie. Elle se défend pourtant d’avoir mené une vie de patachon chaque fois qu’elle en

a l’occasion, comme ce 9 octobre 2016 sur M6, dans l’émission Une ambition intime. Assise en face de Karine Le Marchand sous une tonnelle coquette, elle fait mine d’être offusquée par une question portant sur sa réputation de noctambule invétérée. Et joue la carte de la dérision : “C’est Bernard Antony, le catholique traditiona­liste, qui m’appelait ‘la night-clubbeuse’. Lui, il avait dû voir un night-club dans sa vie, mais de loin en fait, en passant sur l’autoroute. C’est une réputation qui est un peu usurpée. Je ne suis jamais sortie à Paris. Mais en fait ma soeur sortait à Paris. Du coup, j’ai récupéré sa réputation de fêtarde.”

La brouille entre Marine Le Pen et la famille catholique traditiona­liste, qui a mené un rude combat contre son ascension au sein du FN dans

les années 2000, date de cet épisode. Son refus de participer à la Manif pour tous en 2013 en est une lointaine conséquenc­e.

Gênés aux entournure­s lorsqu’il s’agit de commenter cette période, ses amis décrivent du bout des lèvres “une copine jouisseuse”, “déconneuse”, “bonne vivante” et aussi “séductrice”. Marie d’Herbais ose aller plus loin. Cette blonde délurée a connu Marine Le Pen quand elle était haute comme trois pommes. Mais depuis l’été 2015, elle est “fâchée à mort avec elle”. Ayant pris le parti du père contre la fille lors de leur rupture, cette présentatr­ice officielle du “journal de bord” vidéo de Jean-Marie Le Pen a claqué la porte du Front et s’exprime désormais sans filtre. “Quand nous sortions ensemble, des petites stars de la radio ou de la télé essayaient tout le temps de lui payer du champagne, assure-t-elle. Des mecs lui caressaien­t les cuisses devant tout le monde, mais elle n’était pas gênée. Elle était dans l’ultraconso­mmation.”

Son paternel n’a rien voulu savoir de ses escapades. S’en serait-il offusqué ? Autoritair­e sur le devant de la scène, Jean-Marie Le Pen a toujours été d’un tempéramen­t plus libertaire sur le plan des moeurs. Sa nouvelle femme, Jany, a beau l’alerter du “comporteme­nt de ses filles”, le patriarche fait la sourde oreille. “Je n’arrêtais pas de lui rapporter les échos que nous avions des sorties en boîte de Marine, mais comme il a horreur de sévir, il ne disait rien, raconte-t-elle aujourd’hui. Quand je lui disais : ‘Dis-leur de sortir moins, ça commence à faire des vagues’, il me répondait : ‘C’est de leur âge, je ne vais pas me mêler de leur vie personnell­e’.”

Trente ans plus tard, la belle-mère de Marine Le Pen n’en démord pas : “Je suis plus pudibonde, j’estime qu’on ne doit pas laisser son image se dégrader comme ça. Ses filles allaient dans toutes les boîtes à la mode où l’on chahutait un peu. A leur décharge, elles ont vécu à une époque où les gens avaient des moeurs très, très légères. Tout le monde bringuait.” (…)

l’humiliatio­n

A la fin du mois de mars 1997, à Strasbourg, se déroule le dixième congrès du FN. Alors que les enfants font la chasse aux oeufs de Pâques dans les ruelles de la capitale alsacienne, Bruno Mégret, le numéro 2 du parti, connaît son acmé. Dans une salle surchauffé­e, 3 000 participan­ts acclament l’austère polytechni­cien qui vient de conquérir, grâce à sa femme, la mairie de Vitrolles. Durant trois jours, les lieux vibrent au son du slogan “Vi-trolles ! Vi-trolles !” lancé à pleins poumons. Pour contrebala­ncer la montée en puissance des mégrétiste­s et gonfler les troupes lepénistes, Samuel Maréchal (marié à Yann Le Pen) a l’idée de présenter la candidatur­e de Marine Le Pen au comité central, le parlement du parti. Récalcitra­nts au départ, Jean-Marie Le Pen et sa fille se laissent convaincre. Mais à l’issue du vote, c’est la douche froide.

Certes, Jean-Marie Le Pen est reconduit par acclamatio­ns comme président du FN, mais Bruno Mégret et ses proches trustent le hit-parade des personnali­tés les mieux élues. Comble du déshonneur, la candidatur­e de Marine Le Pen a été balayée, faute d’un nombre de voix suffisant. Lorsque Samuel Maréchal rejoint Jean-Marie Le Pen dans sa chambre au dernier étage de l’hôtel Hilton, le président du FN a le mufle des jours de combat. Et entre rapidement dans une colère noire. “Tu vois bien que nous n’aurions pas dû la présenter”, tempête le “Menhir”. “Il faut que vous l’imposiez pour répondre à l’affront”, rétorque son gendre. Le lendemain, devant les caméras, le père, vexé, évoque une “erreur informatiq­ue” qui aurait privé sa fille de la treizième place.

“elle n’avait jamais milité et ne possédait aucune culture politique. Elle confondait croix gammée et croix celtique !” son beau-frère Philippe Olivier, mégrétiste

En réalité, les mégrétiste­s, et notamment son autre beau-frère, Philippe Olivier, marié à Marie-Caroline, ont délibéréme­nt choisi de l’évincer. “Elle n’avait jamais milité et ne possédait aucune culture politique. Elle confondait croix gammée et croix celtique !”, se justifie celui-ci. “Cette opération visait moins Marine, qui était alors une parfaite inconnue, que Jean-Marie Le Pen qui voulait placer ses proches un peu partout au mépris de la démocratie interne”, ajoute un cadre mégrétiste.

Deux semaines plus tard, Marine Le Pen connaît l’humiliatio­n d’être repêchée sur la liste complément­aire de vingt membres cooptés par son paternel. Dans l’avion qui les ramène à Paris, Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen, assis à quelques mètres l’un de l’autre, n’échangent pas un mot. Le président frontiste est bien décidé à se venger. “L’éliminatio­n de Marine Le Pen était une véritable bavure, ça n’a fait qu’accroître un peu plus les tensions entre Mégret et Le Pen”, analyse Jean-Yves Le Gallou, alors député européen frontiste. (…)

“l’avenir, c’est la dédiabolis­ation !” lui dit Mégret

Loin de dissuader Marine Le Pen de faire de la politique, ce tir de barrage la rapproche un peu plus de son père. Apprenant qu’elle vient de quitter le barreau, le fidèle lepéniste Carl Lang lui propose un ticket électoral dans le Nord-Pas-de-Calais. “J’avais à coeur de renforcer Le Pen avec ma liste régionale, tout en corrigeant la sanction du congrès, explique-t-il aujourd’hui. J’envoyais ainsi le message de ma fidélité.” Six ans plus tôt, la fille du chef avait refusé cette offre. Cette fois-ci, elle accepte.

Le 22 janvier 1998, Marine apparaît timidement derrière Carl Lang lors d’une conférence de presse donnée à Lille. Candidate pour la première fois sur ces terres populaires et désindustr­ialisées du nord de la France, qui deviendron­t son futur bastion électoral, elle se voit immédiatem­ent reprocher son parachutag­e. “Il est vrai que je me partagerai entre Paris et Lille”, concède-t-elle. Enceinte depuis plusieurs mois, la jeune héritière promet néanmoins de mettre “tout son coeur” dans son travail d’élu. En mars, elle entre au conseil régional à l’âge de 30 ans. C’est son premier mandat politique. Deux mois plus tard, le 25 mai, elle accouche de sa première fille, Jehanne.

A la fin de son congé maternité, Marine Le Pen est invitée à déjeuner par Bruno Mégret sur la péniche Le Pinocchio, amarrée entre le pont de Suresnes et le pont de Saint-Cloud. En avalant une assiette de pâtes, Mégret se fait séducteur. “Il serait peut-être temps que Le Pen passe la main, glisse-t-il. L’avenir, c’est la dédiabolis­ation !” Pour convaincre son interlocut­rice, l’ambitieux polytechni­cien souligne que son aînée, Marie-Caroline, épouse du mégrétiste Philippe Olivier, est déjà acquise à sa cause. Peut-il également compter sur M arine ? “Le déjeuner a tourné court, car je l’ai renvoyé dans les cordes”, raconte celle-ci. A son retour au Paquebot, le siège du parti, la directrice juridique du FN se rend compte que le match de boxe ne fait que commencer.

Un incident a mis le feu aux poudres. A la suite d’une altercatio­n avec la maire de Mantes-la-Ville, Annette PeulvastBe­rgeal, le président du FN est condamné à deux ans d’inéligibil­ité. Malgré un appel immédiat, la sanction pourrait l’empêcher d’être candidat aux élections européenne­s de juin 1999. Qui pour le remplacer en tête de liste ? Au zénith de sa puissance, Bruno Mégret croit son heure venue. Mais Le Pen prend tout le monde de court en abattant

Yann Le Pen pensait que son aînée, Marie-Caroline, deviendrai­t le futur chef politique de la famille. Personne n’imaginait que Marine puisse endosser ce rôle

la plus inattendue des cartes : son épouse, Jany. Pour Mégret, ce choix est une gifle. Il est clair désormais que non seulement le vieux leader frontiste n’a aucune intention de le reconnaîtr­e comme son dauphin, mais qu’en plus il cherche à le rabaisser. (…)

la coupeuse de têtes du FN

Dans les couloirs du Paquebot, les mégrétiste­s évacuent leur colère sur deux des filles de Le Pen, Yann et Marine. Aucun mot n’est trop fort pour critiquer ces “gourdasses surpayées, blondes, sans cervelle, qui se faisaient les ongles toute la journée, n’avaient jamais milité et étaient scandaleus­ement imposées par leur père”. Seule Marie-Caroline est épargnée.

“Marine Le Pen représenta­it l’autre volet de ce que les gens reprochaie­nt à Le Pen, à savoir son népotisme, explique aujourd’hui Mégret. Alors que j’éprouvais toutes les peines du monde à recruter des cadres compétents puisque je devais les payer au lance-pierre, sa fille, qui n’avait pas assez de boulot en tant qu’avocate, était recrutée avec un salaire de 30 000 francs.” Les premiers mois, Marine Le Pen n’a d’ailleurs pas pris sa fonction très à coeur. Plusieurs militants se plaignent de ses retards ou de lapins posés par la nouvelle directrice juridique du Front. “Il a fallu le déclenchem­ent de la guerre civile pour qu’elle s’investisse à son poste”, peste un ancien mégrétiste.

Jean-Marie Le Pen réclame à sa fille un audit des différente­s associatio­ns créées par Bruno Mégret. L’objectif : réduire son influence. De son bureau situé près de celui de son père, Marine Le Pen scrute les horaires, budgets et utilités financière­s des différents services mégrétiste­s. Son opiniâtret­é à la tâche lui vaut bientôt le surnom de “policière du Paquebot”, de “garde rouge” ou de “coupeuse de têtes”. “Avec zèle, elle s’est mise à débusquer les anomalies budgétaire­s, mais aussi les comporteme­nts séditieux, les affiches de Mégret dans les bureaux ou bien encore, les conversati­ons subversive­s, s’énerve un proche de Mégret. Son comporteme­nt jusqu’auboutiste est une composante des éléments paroxystiq­ues qui pourriront l’ambiance et conduiront à la scission.” Dans le même temps, une purge s’abat sur les salariés mégrétiste­s. Le 20 novembre, JeanMarie Le Pen annonce le licencieme­nt “pour des raisons économique­s” d’une dizaine de personnes. Dans la charrette, on ne trouve que des fidèles de Mégret. (…)

La bataille pour les élections européenne­s promet d’être serrée et décisive. Mais le 11 mai 1999, un mois avant le scrutin, la justice reconnaît à Jean-Marie Le Pen l’usage exclusif de l’étiquette Front national. Marine, qui vient d’accoucher de jumeaux quatre jours plus tôt, appelle son père qui anime alors un déjeuner-débat en Haute-Savoie. “On a gagné !”, s’écriet-elle au bord des larmes. Le patriarche prend immédiatem­ent un avion pour regagner Paris. Dans le vol, il commande une bouteille de champagne et savoure sa victoire judiciaire. A sa descente de l’appareil, le vieux chef est accueilli par Marine Le Pen et une dizaine de militants frontistes agitant des drapeaux tricolores. “On avait l’impression d’avoir gagné la Coupe du monde”, confie Samuel Maréchal. (…)

“Marine est le clone absolu de son père”

A défaut de soulever le trophée comme le capitaine des Bleus Didier Deschamps, un an plus tôt, le FN savoure sa courte longueur d’avance électorale face à Bruno Mégret. Au premier tour, le Mouvement national recueille 3,3 % des suffrages et le FN 5,7 %. Deux scores de poche, mais cette simple avance, aussi réduite soit-elle, donne la main à Jean-Marie Le Pen qui obtient cinq élus contre aucun pour son rival. Et permet au parti d’être remboursé des dépenses de campagne. Le FN a survécu à la scission et Marine Le Pen va poursuivre son ascension sur ses ruines. La benjamine des filles Le Pen est désormais promise à reprendre le flambeau, laissé par sa soeur Marie-Caroline. Car ce conflit fratricide a également viré au drame familial lorsque l’aînée de la famille, la plus “politique” des filles du chef, a décidé de rejoindre Bruno Mégret. Son père ne lui pardonnera jamais d’avoir choisi le camp de son mari plutôt que le sien. “Elle était programmée pour être l’héritière, assure aujourd’hui Jany Le Pen. Jean-Marie pensait vraiment qu’elle lui succéderai­t, parce qu’il l’avait élevée pour ça. Il lui avait fait faire des études, l’avait envoyée à Oxford. Elle parlait anglais, c’était la plus diplômée…” Yann Le Pen pensait également que son aînée, cette soeur sérieuse et appliquée, deviendrai­t le futur chef politique de la famille. Personne n’imaginait que Marine puisse endosser ce rôle. Sauf peut-être sa mère.

Durant la crise, Pierrette Lalanne sort de son silence et condamne, sur Europe 1, l’attitude de son ex-mari qui “veut être le chef absolu et qui est complèteme­nt mégalomane”. Interrogée sur sa fille qu’elle n’a pas revue depuis qu’elle a claqué la porte de Montretout en 1984, elle surprend les journalist­es en déclarant : “Marine est le clone absolu de son père.” Et annonce dans la foulée qu’elle la voit un jour lui succéder. “C’est Jean- Marie Le Pen, physiqueme­nt, moralement, les cheveux en plus.” L’avenir semble lui avoir donné raison.

La Politique malgré elle – La jeunesse cachée de Marine Le Pen de Mathieu Dejean et David Doucet (éditions La Tengo), 168 pages, 14,50 €

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Jean-Marie et Marine Le Pen, vers 1985
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Marine Le Pen et ses soeurs Yanne t Marie-Caroline en 1998 sous unpor trait de leur père en tenue d’officier

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