Les Inrockuptibles

Un jour dans la vie de Billy Lynn d’Ang Lee

A travers le retour d’Irak triomphale­ment célébré d’une troupe de marines, une vision hallucinée de l’Amérique comme fabrique folle de propagande et de spectacle.

- Jacky Goldberg

Un très grand film sort ce mercredi, mais vous ne pourrez pas vraiment le voir. Ce film porte le titre – pas très engageant – d’Un jour dans la vie de Billy Lynn et il a la particular­ité d’avoir été tourné par Ang Lee en 3D et 120 fps (images par seconde). Or, seules quelques salles dans le monde, mais aucune en France, sont équipées pour diffuser ce format, condamnant donc les spectateur­s à le voir à la cadence canonique de 24 fps et en 2D… Nous avons pour notre part eu la chance de le voir dans le format original et pouvons l’affirmer : il ne s’agit pas d’un gadget mais d’une révolution, ou pour le moins d’un outil génial de mise en scène, dont l’absence néanmoins ne devrait pas dissuader de voir le film, brillant à tous points de vue.

L’effet combiné de la 3D et de cette haute vitesse de défilement sur notre cerveau produit une hyperfluid­ité et un hyperréali­sme, une profusion de détails et d’images coupantes, un ensemble d’éléments qui, loin de rapprocher le spectateur de l’action, l’en éloigne au contraire. On ne le répétera jamais assez : plus de réalisme, c’est moins de réalité. Car obliger l’oeil humain à voir ainsi, c’est le sortir de sa zone de confort, c’est lui faire une brutalité qui peut sembler ingratitud­e – certains critiques obtus ont cru y voir une image de télé HD moche –, mais c’est surtout, en l’occurrence, coller au plus près du sujet du film : le devenir-spectacle et la déréalisat­ion du monde. Quiconque a déjà lu Debord, Baudrillar­d ou Jameson – ou vu des films de De Palma, Fincher ou des Wachowski – sait que le constat n’est pas neuf. Ang Lee, cependant, en tire des conclusion­s paroxystiq­ues et écrit avec Billy Lynn un chapitre essentiel de l’histoire de l’effacement du réel devant sa représenta­tion.

Le film suit une compagnie de marines dont l’un des membres, Billy Lynn, s’est montré héroïque sur un champ de bataille irakien

et se voit envoyé illico en tournée propaganda­ire dans des stades de football américain. En ce jour de Thanksgivi­ng 2004, le tour se termine et, entre une dinde fourrée (qu’on n’a jamais vue plus écoeurante), un concert des Destiny’s Child

Ang Lee nous montre que nous sommes tous atteints de stress posttrauma­tique, constammen­t en état de choc

à la mi-temps (apothéose formelle et idéologiqu­e du film, qui le subsume) et la négociatio­n humiliante des droits de leur histoire pour une adaptation cinématogr­aphique (impeccable choix de Chris Tucker et Steve Martin, bouffons légendaire­s, pour incarner les requins d’Hollywood), les soldats ont de plus en plus de mal à distinguer le show dont ils sont l’objet de la guerre qui constitue leur quotidien.

Ang Lee nous plonge ainsi dans la tête de soldats atteints de stress posttrauma­tique mais montre, c’est sa grande idée, que nous sommes en réalité tous atteints de ce syndrome. Tous constammen­t en état de choc, tous incapables de sortir de la simulation guerrière et vulgaire qu’on a concoctée pour nous quelque part au Pentagone. Dans cette dystopie ultradéfin­ie, où le pixel soulagerai­t presque, les yeux de Billy Lynn brillent de mille feux – ou cent seulement, si vous voyez le film dans sa version appauvrie, mais c’est suffisant –, et ils sont la seule chose à laquelle désormais se raccrocher, ses larmes pour refuge. Nous croyons regarder Billy Lynn, mais c’est en fait lui qui nous regarde.

Un jour dans la vie de Billy Lynn d’Ang Lee, avec Joe Alwyn, Kristen Stewart, Garrett Hedlund (E.-U., 2016, 1 h 50)

 ??  ?? Joe Alwyn
Joe Alwyn

Newspapers in French

Newspapers from France