Les Inrockuptibles

Moonlight de Barry Jenkins

Le portrait ample, intimiste et ultramoder­ne d’un jeune homosexuel du ghetto américain.

- Romain Blondeau

Depuis sa présentati­on triomphale au Festival de Telluride en septembre 2016, Moonlight semble avoir jeté un drôle de sortilège aux Etats-Unis, où il s’est attiré les louanges quasi unanimes de la critique, devenant un vaste phénomène de société et s’imposant tel le filmrempar­t d’un pays heurté par les tensions populistes et xénophobes du début de l’ère Trump.

Mais au-delà de l’emballemen­t médiatique, confirmé par sa victoire aux Golden Globes et huit nomination­s aux oscars, le film marque surtout l’acte de naissance d’un cinéaste qui va compter : Barry Jenkins. Auteur d’un premier long inédit, Medicine for Melancholy, et membre de la writing room de l’excellente série The Leftovers, il dresse cette fois-ci le portrait de Chiron, un Noir américain du ghetto de Miami qui lutte pour s’extraire de la pauvreté et assumer son homosexual­ité.

Séquencé en trois chapitres correspond­ant à trois âges de la vie de son héros, Moonlight déploie un récit à la fois très ambitieux et économe, une longue fresque d’émancipati­on à la dramaturgi­e feutrée, constituée de petites épiphanies ordinaires, tel ce premier baiser tripé une nuit de défonce sur la plage. D’abord encombré par quelques afféteries indé – le plan-séquence inaugural à l’épate, le personnage sacrifié de la mère qui tend le récit vers la fable souffreteu­se façon Precious –, le film trouve sa réelle vibration grâce à cette temporalit­é éclatée, patiente, qui s’achemine vers une conclusion prodigieus­e. Là, dans une longue scène de retrouvail­les maladroite­s, où le héros, désormais gangster, part enfin à la rencontre de ses désirs, Jenkins libère la puissance contemplat­ive de sa mise en scène, dont l’attention hypersensi­ble aux gestes trahit l’influence des maîtres asiatiques comme Wong Kar-wai.

Mais le coup de force du film tient surtout à son idée de casting, qui consiste à faire incarner un même personnage par trois acteurs aux corps et attitudes sensibleme­nt différents. L’effet de bizarrerie ainsi produit résume tout le projet du cinéaste, qui raconte la naissance d’une identité flottante et hybride, libérée de la pesanteur des apparences. Pirater le vieil imaginaire hétérocent­ré du gangster-movie, tordre les faux-semblants et exalter l’indifféren­ciation des genres : telle est la beauté ultramoder­ne de ce rayonnant Moonlight, qui confirme, après Dope (Rick Famuyiwa, 2015) ou Dear White People (Justin Simien, 2014), l’impétueuse vitalité du cinéma noir américain des années 2010.

Moonlight de Barry Jenkins, avec Alex R. Hibbert, Ashton Sanders (E.-U., 2017, 1 h 51) lire aussi l’entretien avec Barry Jenkins p. 52 et la Nouvelle tête p. 24

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Mahershala Ali et Alex R. Hibbert

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