Les Inrockuptibles

La femme qui est partie de Lav Diaz

Ce grand cinéaste philippin séduit avec une fresque romanesque entêtante autour de la vengeance d’une femme sortant de prison.

- Vincent Ostria

Grâce au Lion d’or qu’il a remporté à Venise, le Philippin Lav Diaz, auteur d’une quinzaine de longs métrages, commence enfin à exister en Europe. On pourrait être rebuté par la durée du film, mais elle est modérée au regard de la filmograph­ie de Diaz, dont certaines oeuvres dépassent les neuf heures. En fait, ici, on a presque l’impression qu’il manque quelque chose malgré ces 3 h 45, ou du moins que le film tourne court. Car après l’accompliss­ement d’un premier cycle, un autre s’amorce, qui restera en suspens.

Cela n’empêche pas le cinéaste d’avoir construit, avec une poignée de personnage­s, une formidable geste romanesque que la nuit, le noir et blanc, la durée, les plans-séquences nimbent de mystère et rendent plus dense et profonde. Cela s’inspire au départ d’une nouvelle de Tolstoï, “Dieu voit la vérité”. Mais Diaz a surtout utilisé ce texte comme prémices à son récit. Une femme d’un certain âge, Horacia, qui croupit injustemen­t en prison pour meurtre depuis trente ans, est libérée lorsqu’on découvre la vraie coupable. La suite ne figure pas dans la nouvelle de Tolstoï : Horacia part à la recherche de sa famille dispersée, ainsi que du commandita­ire du crime. Mais ce cadre vaguement policier n’est qu’un cadre, tout comme le meurtre reste un élément accessoire dans Meurtre d’un bookmaker chinois de Cassavetes.

La force vibrante du film surgit par les interstice­s. Elle naît des interactio­ns banales entre marginaux des bas-fonds qui traînent dehors la nuit et que Horacia fréquente : un bossu, vendeur ambulant de baluts (oeufs couvés dont les Philippins sont friands), un transsexue­l désespéré, une SDF un peu folle. A l’autre bout du spectre, il y a Rodrigo, gangster riche et protégé, dont Horacia fut jadis la petite amie et à laquelle il a fait porter le chapeau de l’assassinat. Si le film est traversé par la croyance (catholique), s’il joue constammen­t avec les notions de culpabilit­é, d’aveu, de rédemption, le plus marquant ce sont ces joutes beckettien­nes avec le colporteur et cette relation presque religieuse avec Hollanda, transsexue­l christique que l’héroïne sauve de la mort (Horacia, sainte laïque) et avec lequel elle a une attitude quasi maternelle – l’image de la Pietà n’est jamais loin.

Si le contexte social sur lequel Lav Diaz travaille est le même que celui de ses compatriot­es Brillante Mendoza ou Lino Brocka,

il s’en éloigne par l’intemporal­ité de son regard (le film est censé se dérouler en 1997), par son sens de la durée, ses dialogues élaborés, son feuilletag­e romanesque. Bref, par sa dramaturgi­e. On n’est pas tellement étonné que ce cinéaste soit attiré par la littératur­e russe (il a également adapté Dostoïevsk­i), la seule à triturer autant l’âme et les tourments moraux, le hiatus entre religieux et profane, sainteté et perdition. Ce cinéma minimalist­e qui n’a l’air de rien au premier abord – pas de grands morceaux de bravoure – construit petit à petit une cathédrale de la dérélictio­n au lyrisme inouï.

La femme qui est partie de Lav Diaz, avec Charo Santos-Cancio (Phil., 2 016, 3 h 45)

une formidable geste romanesque que la nuit, le noir et blanc, la durée, les plans-séquences nimbent de mystère

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Charo Santos-Cancio

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