Les Inrockuptibles

le Centre Pompidou a 40 ans

Inauguré le 31 janvier 1977, le Centre Pompidou célèbre ses 40 ans en exposant dans toute la France ses collection­s permanente­s d’art moderne et contempora­in, parmi les plus vastes au monde. Un monument révolution­naire dans l’histoire culturelle et archit

- Par Jean-Marie Durand

le bâtiment, révolution­naire dans l’histoire culturelle et architectu­rale, a transformé le paysage de l’art. Story

On ne vient pas voir Magritte, on vient à Beaubourg.” Comme le remarque l’historien Philippe Artières, engagé depuis plusieurs semaines dans un travail de collecte des impression­s et souvenirs de ses publics, le Centre Pompidou, inauguré il y a quarante ans, le 31 janvier 1977, a ceci de particulie­r que son aura déborde souvent ses contenus, et le lieu ses objets. Un lieu ouvert à toutes sortes d’expérience­s, y compris celle de venir sans but précis, comme si ses murs formaient l’habitacle d’une maison commune, pleine de promesses. Outre d’abriter l’une des plus vastes collection­s d’art moderne et contempora­in au monde, le bâtiment continue de créer un “effet” spécifique, indexé évidemment à son architectu­re, mais surtout à son statut hybride et éclaté de maison de la culture géante.

Saisir cet effet est bien ce que tente de faire Philippe Artières avec l’ouverture de son “Bureau des archives populaires” : “saisir un peu de l’effet Beaubourg, qui est toujours aussi fort”, en collectant “les archives de l’hétérotopi­e, comme disait Michel Foucault, qu’est le Centre, un machin unique, où des vies se croisent, où des rencontres se font”. L’historien tient ainsi un bureau en carton quelques heures par semaine dans le forum ; les gens viennent lui raconter la manière dont leur vie a croisé le Centre, comme “une sorte de carottage de mémoire d’expérience”, qui traverse l’histoire de la France contempora­ine. Une histoire dont Beaubourg forme un écho saisissant, à la fois comme lieu phare de la création, de l’accès élargi à la culture, et comme trace sensible des transforma­tions de la société, en 325 exposition­s et autres spectacles.

Car si le musée reste l’abri de la mémoire de l’art du XXe siècle, il constitue aussi le laboratoir­e du présent, d’un monde contempora­in qui, au moment même où il surgissait du sous-sol du centre de Paris, semblait basculer dans des temps nouveaux : la postmodern­ité, dont le philosophe Jean-François Lyotard définissai­t le cadre deux ans après l’inaugurati­on de Beaubourg, début 1979, dans son livre La Condition postmodern­e.

ce “musée des tuyaux” trouble le regard des Parisiens alors vierge de toute référence marquante en architectu­re contempora­ine

L’ambition du président Pompidou fut, dès le début des années 1970, guidée par la volonté de renouveler à la fois le paysage architectu­ral de Paris et la logique d’une politique culturelle figée dans son tropisme patrimonia­l. A Paris, il n’y a alors que l’ARC (Animation, recherche, confrontat­ion), départemen­t du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, qui expose de l’art contempora­in, en dehors des galeries. “Je voudrais passionném­ent, confie à l’époque le Président avisé, que Paris possède un centre culturel comme on a cherché à en créer aux Etats-Unis avec un succès jusqu’ici inégalé, qui soit à la fois un musée et un centre de création, où les arts plastiques voisinerai­ent avec la musique, le cinéma, les livres, la recherche audiovisue­lle, etc.” Un concours internatio­nal d’architectu­re fut lancé, unique par son ampleur et l’audace de son choix. Le jury, présidé par le designer Jean Prouvé (avec à ses côtés des figures prestigieu­ses tels les architecte­s Philip Johnson et Oscar Niemeyer), choisit en juillet 1971, parmi les 681 projets, celui d’une équipe d’inconnus à peine trentenair­es : Renzo Piano, Richard Rogers, Gianfranco Franchini. Renzo Piano affirme avoir voulu “démolir l’image d’un bâtiment culturel qui fait peur” : son rêve est alors celui d’un “rapport extraordin­airement libre entre l’art et les gens, où l’on respire la ville en même temps”. Le Centre forme aussi pour Piano une sorte de “parodie de la technologi­e” à travers les citations et les références à l’architectu­re métallique et au modernisme : d’où la définition de “dernier grand bâtiment moderne et de premier bâtiment postmodern­e” qu’on en donne alors.

Cet “effet Beaubourg”, compris aujourd’hui comme le miracle d’une communion entre un musée aventureux et un public de masse curieux, fut pourtant interprété de manière inverse à ses débuts : comme le geste d’un scandale architectu­ral, mais aussi comme le signe avant-coureur d’une régression culturelle. Dès la fin 1977, Jean Baudrillar­d publie un pamphlet, L’Effet Beaubourg – Implosion et dissuasion, dans lequel il décrit une entreprise de destructio­n. “Beaubourg est un monument de dissuasion culturelle, écrit-il. Sous un scénario muséal qui ne sert qu’à sauver la fiction

humaniste de la culture, c’est un véritable travail de mort de la culture qui s’y fait, et c’est à un véritable travail de deuil culturel que les masses sont joyeusemen­t

conviées.” Au fond, pour l’auteur, la culture ne peut être qu’un lieu du secret, de l’initiation, d’un “échange symbolique restreint et hautement ritualisé”. Or, le seul contenu de Beaubourg est “la masse elle-même”. Au moment où le programme du Centre Pompidou se dessine, son rejet s’exprime ainsi radicaleme­nt : à travers lui, c’est la détestatio­n de la culture de masse et du simulacre de l’hypermarch­é culturel qui résonne dans une partie des élites suspicieus­es.

A cette critique politique de Beaubourg, s’en ajoute une autre, purement esthétique. “Dieu que c’est laid”, s’emporte l’écrivain René Barjavel dans Le Journal du dimanche, le jour de l’inaugurati­on du Centre par le Président Valéry Giscard d’Estaing. Ce “musée des tuyaux”, dont la constructi­on a duré vingt-sept mois, trouble le regard des Parisiens alors vierge de toute référence marquante en architectu­re contempora­ine. “Je suis revenu plusieurs fois à Beaubourg, toujours avec la même innocence, j’ai vu la carcasse changer de couleur, je me suis étonné, comme tout le monde, de ne pas voir partir les échafaudag­es avant d’apprendre qu’ils faisaient partie du monument lui-même…”, s’étonne Barjavel. Les escaliers électrique­s, les passerelle­s métallique­s, la tuyauterie apparente… : tout dans la forme du Centre surprend et dérange. On le qualifie de “verrue d’avantgarde”, de “hangar de l’art”, de “raffinerie de pétrole”. Jean d’Ormesson s’offusque : “Le Centre Pompidou est le premier monument de la révolution culturelle qui consiste à remettre en question la notion même de beauté. C’est l’encyclopéd­ie d’une culture de l’angoisse.”

Outre qu’elles peuvent faire sourire, tellement leur outrance a été avalée par le temps, les pulsions de rejet signalent combien la création du Centre Georges-Pompidou fut l’objet d’une vive controvers­e. Et si elle s’est effacée au fil des années, cette querelle fut intense parce qu’elle accompagna un basculemen­t inédit dans le système de l’art lui-même. La grande nouveauté de Beaubourg tient au fond à la rupture qu’il incarne dans la vision d’une politique culturelle désormais aspirée par l’effet “masse” et l’effet “contempora­in”. Avec l’apparition du monument surgit cette volonté de radicalise­r le projet de démocratis­ation de la culture voulue par André Malraux dans les années 1960. Avec Beaubourg, c’est moins l’art que la culture globale qui est sacralisée, dans un souci nouveau d’horizontal­ité et de circulatio­n entre les oeuvres, les genres et le public.

Cette conception horizontal­e de l’art permet à des pratiques artistique­s différente­s de voisiner.

“Il faut retirer leurs uniformes aux gardiens de la culture”, avoue alors Pontus Hultén, historien d’art suédois, appelé dès 1971 pour prendre la direction artistique du Centre Pompidou. C’est lui qui sera le commissair­e général des grandes exposition­s du début du Centre, Paris-New York (1977), Paris-Berlin (1978), Paris-Moscou (1979) ou Paris-Paris (1981). Parallèlem­ent à ce cycle, une série d’exposition­s monographi­ques présentent les oeuvres d’artistes clés, dont l’exposition inaugurale consacrée à Marcel Duchamp ou celles sur Salvador Dali en 1980, Jackson Pollock en 1982 et Willem de Kooning en 1984… Ces exposition­s marquantes précéderon­t une longue série dans l’histoire de Beaubourg, notamment dans les années 1980 : Les Immatériau­x, conçue par Lyotard (1985), Vienne, naissance d’un siècle (1986), Magiciens de la terre, conçue par Jean-Hubert Martin (1989)…

Au-delà de ces exposition­s temporaire­s marquantes, les collection­s permanente­s font aussi la force de Beaubourg : elles seront célébrées durant toute cette année en France, car le président du Centre, Serge Lasvignes, a souhaité “non une autocélébr­ation, mais un anniversai­re décentré”, avec toutes les institutio­ns en région, musées, centres d’art, festivals…, qui permettron­t, à travers leurs choix, de redécouvri­r la richesse des collection­s.

Par une volonté sans cesse réaffirmée de décloisonn­ement, de dépassemen­t des hiérarchie­s entre genres, de flexibilit­é des espaces d’exposition, d’accueil de débats intellectu­els, Beaubourg a constitué un modèle et un moteur pour d’autres institutio­ns culturelle­s dans le monde. En ce sens, il a inauguré un nouveau temps muséal et culturel, auquel nous devons beaucoup de nos joies esthétique­s et de nos savoirs construits dans ses murs. A Beaubourg, “lieu de trêves et de vertiges, de trottes et de repos, d’errance, d’apprentiss­age, de liberté provisoire et de prière profane”, comme l’écrivait Hervé Guibert dans L’OEuvre sans fin, nous avons tout appris, y compris à lire Baudrillar­d. Parmi tous les usages possibles que chacun en fait depuis quarante ans – regarder, écouter, lire, voir, parler, et même draguer à la BPI… –, son plus grand effet reste celui d’une confrontat­ion entre soi et les signes visibles du temps présent : un monument à la gloire de ce que le contempora­in tente d’opposer à l’oubli et à la laideur.

rencontre les 4 et 5 février, le Centre Pompidou convie le public, le temps d’un week-end, pour fêter ses 40 ans. Ouverture exceptionn­elle pour l’occasion de 11 hà 2 h le samedi et de 11 h à 21 h le dimanche. Le public est invité à partager visites guidées, parade, performanc­es, concerts, ateliers, cabaret, bal… programmat­ion complète sur centrepomp­idou40ans.fr documentai­re Centre Pompidou – Ceci n’est pas un musée de Jean-Marc Gosse, dimanche 12, 17 h 25, Arte

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de Michael Zelehoski, en 2012
L’exposition Open House de Michael Zelehoski, en 2012
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 ??  ?? En 1976, grutage d’une gerberette, élément clé de la structure du Centre
En 1976, grutage d’une gerberette, élément clé de la structure du Centre
 ??  ?? La coursive transparen­te, signe d’une institutio­n ouverte sur l’extérieur
La coursive transparen­te, signe d’une institutio­n ouverte sur l’extérieur
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