Les Inrockuptibles

livres Henry Bromell, Cécile Guilbert…

Avant de créer la série Homeland, Henry Bromell signait un grand roman d’espionnage, élégiaque et corrosif, avec le Moyen-Orient en ligne de mire. Visionnair­e.

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Dans les verres de Martini, les glaçons s’entrechoqu­ent. Cigarette aux lèvres, d’élégants diplômés de Harvard, Yale et Princeton miment, à grand renfort de mimiques, les titres de leurs films et romans favoris – quand le choix de l’un d’entre eux se porte sur Les Nus et les morts, son caleçon tombe et le cercle des épouses s’étrangle de rire. Sur le tourne-disque, Frank Sinatra, lancé à la conquête de l’espace, se demande “à quoi ressemble le printemps/sur Jupiter ou Mars…” Si, au-delà des rideaux, la lune éclairait une pelouse du Connecticu­t, on pourrait être dans un épisode de Mad Men ou dans une nouvelle de John Cheever. Mais ici, c’est sur des dômes de minarets qu’elle brille. Reconstitu­ée dans un royaume bonzaï du Moyen-Orient, le Korach, la “petite Amérique” d’Henry Bromell a pour population les familles de diplomates venus de Washington et leurs hommes de main de la CIA. Soit des profession­nels de la paranoïa, seule capable de “servir au monde de fil conducteur, maintenant que la religion nous a abandonnés”.

Aux yeux de l’inventeur du roman d’espionnage, Rudyard Kipling, la géopolitiq­ue était un “Grand jeu” ; pour l’un de ses éminents héritiers, John le Carré, les agents secrets sont “des gens qui jouent aux

cow-boys et aux indiens pour égayer leur vie pourrie”. De jouer – avec des soldats de plomb, avec les nerfs de ses proches, avec le destin des peuples et avec la vie de leurs dirigeants –, il est beaucoup question dans le deuxième (et dernier) roman d’Henry Bromell, mort en 2013. Pour s’étonner de la variété d’entorses aux règles commises à ces occasions, il faut être un grand naïf ou un enfant de 10 ans – l’âge auquel le narrateur, Terry Hopper, arrive en 1958 au Korach. La mission de son père ? Gagner la confiance d’un roi tout juste sorti de l’adolescenc­e et amateur de bolides italiens comme de bombes sexuelles british. Et, surtout, éviter que cette ancienne colonie britanniqu­e ne succombe aux sirènes du communisme ou du nationalis­me panarabe.

S’ensuivent échanges de valises de dollars, complots gigognes et recours à des stratagème­s dignes des Médicis – mouchoir empoisonné, interventi­on d’une courtisane au sourire trompeur. Rien n’y fait : d’antagonism­es tribaux en tentative de coup d’Etat et en bourdes diplomatiq­ues, le Korach est voué à disparaîtr­e des cartes et son roi des mémoires – exception faite de celle de Terry, qui, devenu historien, décide quarante ans plus tard de découvrir la vérité sur son pays, sur son père et sur cet épisode de sa propre enfance. Fils d’agent secret, Henry Bromell se souvenait en 2001 d’avoir grandi dans

“une maison pleine de secrets”. Durant les années 1990, son sens du mystère lui vaut d’avoir son nom au générique de séries télévisées à succès – pour Homicide et Bienvenue en Alaska, il est successive­ment scénariste, metteur en scène ou producteur ; par la suite, il signera certains des meilleurs épisodes de Homeland.

Tout au long de la dernière décennie du siècle passé, un ambitieux projet de livre l’habite. Un jour, il s’enferme dans son bureau. Six mois plus tard, le roman issu de ce lent processus de maturation a tous les atouts d’un grand film. Afin de contourner un écueil majeur – “Toute bonne théorie de l’histoire devrait comporter l’idée que nous ne pourrons jamais connaître vraiment quoi que ce soit, que la vie est perdue aussitôt vécue, que même si nous passons avec enthousias­me d’une fragile certitude à une autre, nous les oublions au fur et à mesure qu’elles se fracassent derrière

comme si la grandeur de l’Amérique pouvait s’exporter aussi aisément qu’une usine de Coca-Cola

nous…” –, Bromell multiplie les effets de montage, filme ses scènes de guerre civile avec la caméra de Spielberg, zoome à l’improviste sur les soliloques de l’un ou l’autre de ses personnage­s, souligne leur désir d’aller voir Vertigo et fait de fondus au noir les moteurs d’un suspense effectivem­ent hitchcocki­en.

En découle une propositio­n de vérité des faits qui, aussi fragmentai­re, contradict­oire et élusive qu’elle puisse être, ne fait rien pour améliorer l’image d’un gouverneme­nt des Etats-Unis adepte de l’impérialis­me culturel : ironiqueme­nt, l’engrenage final – et fatal – découle de l’entêtement mis par le départemen­t d’Etat à faire édifier dans la capitale du Korach une statue d’Abraham Lincoln. Comme si la grandeur de l’Amérique pouvait s’exporter aussi aisément qu’une usine de Coca-Cola – ou, aujourd’hui, des tours de verre et d’acier bâties par un homme d’affaires inopinémen­t porté à la présidence.

Après avoir déroulé son ruban de Möbius d’intrigues familiales et politiques, Little America se clôt sur plusieurs disparitio­ns. Celle, cruelle, du petit roi du Korach, play-boy broyé par une mécanique sans âme. Celle, amère, du reliquat d’illusions du narrateur. Celle, prochaine, de la pax americana, que fragilise l’émergence d’un monde multipolai­re. Celle enfin de deux vieux univers – celui des Bédouins du désert comme celui des puritains de Nouvelle-Angleterre, qui “avaient créé la CIA pour en faire un endroit où régnaient la clarté et la cohérence à une époque de troubles et de bouleverse­ments”.

Seules survivront, pour un temps, “leurs chansons tournant sur de lourds 33 tours en plastique noir, des chansons de grandioses clairs de lune tranquille­s et de terrasses en bord de mer…” Ensuite viendra l’oubli, contre lequel Little America livre bataille avec l’ardeur des plus lumineuses élégies. Bruno Juffin

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 ??  ?? Little America (Gallmeiste­r), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Janique Jouin de Laurens, 416 pages, 2 3,70 €
Little America (Gallmeiste­r), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Janique Jouin de Laurens, 416 pages, 2 3,70 €

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