Les Inrockuptibles

cinémas Yourself and Yours, Jackie…

Le peintre, la femme et son double. Une nouvelle équation amoureuse à résoudre par le cinéaste le plus prolifique du monde – et aussi un des plus inspirés.

- Jean-Baptiste Morain

La merveille, avec Hong Sangsoo, c’est qu’il enchaîne les films comme si tout cela était naturel, facile, simple. Il fait du cinéma comme il respire (vingt films en vingt ans de carrière !). Il respire le cinéma. Ses films, un par un, qu’on les aime plus ou moins, tissent une oeuvre cohérente. C’est à nouveau le cas avec Yourself and Yours, qui fait son miel d’un point de départ au premier abord très banal, mais qui va engendrer un prodige de film, un petit feu d’artifice en chambre, un petit bijou, une bouffée de bonheur.

Youngsoo, peintre et séducteur, s’attend à chaque instant à ce qu’on lui annonce la mort de sa mère… Il explique à son meilleur ami qu’il veut se marier avec son actuelle copine, Minjung. Mais l’ami lui apprend que Minjung n’est pas une fille correcte. Au lieu d’arrêter de boire, comme elle l’a promis à Youngsoo, elle se livre tous les soirs et sans limite à la boisson en compagnie d’hommes multiples et déclencher­ait même des bagarres.

Dans un bar, justement, une jeune femme se fait aborder par un homme mûr qui croît reconnaîtr­e une certaine Minjung. Elle nie mais accepte de boire un coup avec l’homme. Quand l’actrice qui niait être Minjung rentre chez Youngsoo, ce soir-là, elle a droit à une scène de la part du jeune peintre, qui lui fait part des rumeurs qui courent. Mais Minjung rejette violemment toutes ses accusation­s. Elle n’a rien fait, elle ne comprend pas. Elle décide de mettre un peu de distance entre eux, en attendant que Youngsoo se calme.

Hong Sangsoo va, sur ce canevas étrange et mystérieux, bâtir un film merveilleu­x, une fable sur l’amour vrai

Qui est donc cette Minjung ? Est-elle une simple menteuse ? A-t-elle effectivem­ent un double, un sosie, une jumelle ? Souffrirai­t-elle d’un dédoubleme­nt de personnali­té ? Est-elle gravement mythomane ? Hong Sangsoo va, sur ce canevas étrange et mystérieux, bâtir un film merveilleu­x, une fable sur l’amour vrai. Sur ce doute, sur ce personnage féminin de Minjung, qui oscille sans cesse entre le réel et l’imaginaire, il va construire un récit à la fois limpide et opaque. Hong Sangsoo, sorte de cinéaste oucipien (équivalent cinématogr­aphique imaginaire de ce qu’était l’OuLiPo, l’Ouvroir de littératur­e potentiell­e de Raymond Queneau, Jacques Roubaud et Georges Perec, notamment), semble à chaque film s’imposer des contrainte­s, des paris théoriques narratifs, et vaincre tous leurs pièges avec une facilité et une légèreté déconcerta­ntes.

Dès le lendemain, Youngsoo regrette la dispute. Il est fou amoureux de Minjung

et, quoi qu’il en soit, il veut la retrouver et qu’elle devienne sa compagne pour la vie. Il part à sa recherche sur ses béquilles (oui, nous découvrons qu’il est blessé à un pied). Et là se manifeste une première fois le génie – il faut bien dire manipulato­ire – de Hong. Youngsoo retrouve soudain Minjung, qui se jette presque dans ses bras. The end ? Mais non, ce n’était qu’un rêve (tout cela tourné en un seul plan, sans coupure – du génie, on vous dit). A partir de ce moment-là, nous ne saurons plus jamais ce qui relève du rêve ou de la réalité (comme dans Belle de jour de Buñuel, d’une certaine façon).

Et le récit ne va plus, par la suite, qu’alterner des scènes où Minjung boit tard dans un café avec des hommes qui croient toujours la reconnaîtr­e et à laquelle elle ment. Elle leur dit, sous le coup du soju, qu’elle cherche un homme fiable, qu’elle ne rencontre que des tocards. Mais est-ce un rêve ou une réalité ? La rumeur ou la vérité ? Quand a lieu cette scène ? Avant le début du film ou ici et maintenant ?

Pendant ce temps-là, Youngsoo la cherche, boit, se désespère, manque se faire draguer par une fille ivre et borgne… Hong Sangsoo joue – sur des rimes – avec nos nerfs… Même la résolution du film apparaît comme un nouveau rêve. “Le melon est plus sucré que la pastèque, mais la pastèque étanche plus la soif.” C’est la morale humble mais déchirante de ce – une fois de plus – magnifique film de ce diable de Hong Sangsoo.

Yourself and Yours de Hong Sangsoo, avec Kim Ju-Hyeok, Lee Yoo-young, Hae-hyo Kwon (Cor. du Sud, 2017, 1 h 26)

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Lee Yoo-young et Hae-hyo Kwon

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