Les Inrockuptibles

Hisham Matar : retour au père

Pendant vingt ans, Hisham Matar s’est battu pour obtenir des informatio­ns sur son père, disparu dans les geôles de Kadhafi. Son livre est une plongée dans la dictature libyenne, mais aussi un retour aux origines et à l’enfance.

- par Sylvie Tanette

l’auteur libyen signe un roman-enquête poignant sur son père, disparu dans les geôles de Kadhafi. Rencontre

En 2012, après la chute de Kadhafi, Hisham Matar est rentré en Libye avec l’espoir fou de retrouver son père vivant. Cela faisait plus de vingt ans que cet opposant historique à la dictature avait disparu. Hisham Matar l’a cherché partout, mais il n’était nulle part.

Le dernier livre du romancier, qui écrit en anglais et vit à Londres, est le récit de cette enquête poignante. On rencontre chez son éditeur ce quadra qui, dans sa réserve polie, garde en lui quelque chose de l’étudiant qu’il a été. Il nous explique comment il a écrit un texte où narration et souvenirs anciens se croisent : “Je n’ai pas une approche très linéaire du temps et j’ai construit ce livre autour de plusieurs lieux qui sont inscrits en moi.” Car sa vie semble faite d’une succession de départs.

Libyen, il est né à New York où son père, Jaballa Matar, était diplomate. Un an plus tôt, en 1969, la monarchie a été renversée par un jeune capitaine nommé Kadhafi. Le père d’Hisham, officier, s’était avec enthousias­me mis au service du nouveau régime, l’espérant porteur de modernité. Avant de déchanter, rentrer à Tripoli et devenir chef de l’opposition. Une situation dangereuse qui le conduit, en 1979, à s’exiler au Caire avec sa famille. Hisham Matar a tout juste 10 ans. Là-bas, son père devient un homme d’affaires prospère qui finance la lutte contre le régime libyen et se sait menacé. En 1990, avec la complicité de l’Egypte, les services secrets de son pays le capturent, le ramènent en Libye et le jettent en prison. La famille ne sait pas ce qu’il devient. Seules deux lettres et une cassette audio sortent clandestin­ement des geôles, puis plus rien. A ce moment-là, Hisham est étudiant à Londres et, durant vingt ans, se bat en vain pour savoir ce que Kadhafi a fait de son père.

Hisham Matar retrace aujourd’hui cette enfance troublée à travers le sentiment de n’être nulle part en sécurité, et sa vie d’adulte consumée de ne pas savoir où est son père, ni même s’il est vivant ou mort. Le romancier se consacre à sa mission, alerte médias et ONG, jusqu’au ministre britanniqu­e des Affaires étrangères, David Miliband. Il rappelle aujourd’hui combien le dictateur a été puissant, dans les années 2000, jusqu’à imposer son bon vouloir aux Occidentau­x. En 2004, note-t-il, Tony Blair “s’était rendu en Libye et avait serré la main de Kadhafi”.

A la suite de quoi, la capitale britanniqu­e devint, selon Matar, “le lieu de prédilecti­on des services secrets libyens pour contrôler les Libyens de l’étranger”. Lorsqu’on lui demande ce qu’il pense de la situation actuelle en Lybie, dont il ne parle pas dans son livre puisqu’il se déroule en 2012, il ne s’attarde pas (“Nous avons cette ressource qui aurait pu être phénoménal­e mais s’est avérée être une véritable malédictio­n : le pétrole. Et quand vous êtes un pays fragile, face à des puissances plus établies, vous devenez très vulnérable.”), mais semble écrasé : “C’est un moment très douloureux. On a tant écrit sur ce genre de conflits… Il est difficile d’expliquer combien il s’agit à la fois d’une tragédie nationale et de drames extrêmemen­t privés. Observer les siens massacrer les siens est une expérience terrible.”

Hisham Matar parle avec mesure et se montre prudent lorsqu’on lui dit qu’il a écrit un livre politique : “Je ne suis pas

“il s’agit à la fois d’une tragédie nationale et de drames extrêmemen­t privés. Observer les siens massacrer les siens est une expérience terrible”

certain de savoir ce que c’est, alors que je sais ce qu’est une oeuvre littéraire. Il y a un défi passionnan­t à reprendre tous ces faits, mais à les élargir justement par le travail d’écriture.”

En effet, son livre frappe par sa qualité littéraire. L’immense délicatess­e de son approche lorsqu’il évoque les siens transcende son texte. Il retrouve lors de son voyage des hommes de sa famille qui ont été enfermés avec le père, il ne cache pas l’horreur de ce qu’ils ont vécu mais la suggère. Sous sa plume, la quête éperdue d’un père arraché aux siens et le retour sur la terre des origines prennent une dimension mythologiq­ue. En le lisant, on se prend à espérer, comme lui, qu’un miracle advienne et que le père soit retrouvé, alors qu’il se heurte au silence. Le romancier se dit hanté, encore aujourd’hui, par la question de savoir ce que Jaballa Matar a subi en captivité. Dans toute cette douleur, il ménage quelques souvenirs lumineux, images d’enfance et saveur du raisin qui poussait dans le jardin de la maison familiale. “Ce livre est un paradoxe, sourit Hisham Matar. Il est très sombre. Mais j’étais très heureux de l’écrire.”

La terre qui les sépare d’Hisham Matar, traduit de l’anglais (Libye) par Agnès Desarthe (Gallimard), 336 pages, 2 2,50 €

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