Les Inrockuptibles

Big Little Lies : combat de femmes

La nouvelle série phénomène de HBO, Big Little Lies, dresse le portrait réaliste de femmes victimes de violence. Un scud adressé à une industrie télé encore dominée par les hommes.

- par Romain Blondeau

la nouvelle série phénomène de HBO dresse le portrait réaliste de femmes victimes de violence. Un scud adressé à une industrie télé encore dominée par les hommes

La scène ressembler­ait presque à une déclaratio­n de guerre. Mardi 7 février, à Los Angeles, la presse internatio­nale était conviée à la présentati­on officielle de la nouvelle série phare de la chaîne HBO, Big Little Lies, dont les premiers épisodes ont été diffusés le 19 février aux Etats-Unis, et dès le lendemain en France sur OCS City. Installées dans une suite bunkerisée d’un hôtel de luxe de West Hollywood, entourées d’une armada de publiciste­s et agents de sécurité, les deux actrices principale­s et initiatric­es de la série, Reese Witherspoo­n et Nicole Kidman, débutent leur journée promo sur un ton volontaire, quasi offensif. “Big Little Lies a été conçue contre le modèle majoritair­e hollywoodi­en, lâchent-elles d’emblée. En termes de genre, d’économie, de casting ou d’équipe créative, la série ne ressemble à rien de connu.”

Ce fameux modèle contre lequel s’érigent les deux comédienne­s, Reese Witherspoo­n lui a même donné un nom, devenu depuis quelques semaines un intense sujet de débats dans la presse américaine : “The Smurfette Syndrome”, ou le syndrome de la Schtroumpf­ette. “C’est un simple constat que j’ai fait au cours de ma carrière : l’industrie est trustée à tous les niveaux par les hommes, précise-t-elle. J’ai souvent été la seule femme sur des plateaux où les équipes techniques étaient constituée­s exclusivem­ent de mecs. Et même, en tant que spectatric­e, je vois peu de films ou de séries auxquels je peux m’identifier. La situation évolue, mais il reste du boulot. On a besoin de nouveaux talents dans l’industrie, et de nouveaux programmes qui mettent en scène des femmes réelles, adultes, complexes, voire antipathiq­ues, et pas seulement des potiches sexy ou des mères de familles passives.” Face à ces inégalités, confirmées par une étude de l’université californie­nne de l’Ucla, qui démontrait que la représenta­tion des femmes à la télé et au cinéma était dix fois inférieure à celle des hommes, en 2016, Big Little Lies a valeur de série-manifeste.

Adapté d’un best-seller de l’écrivaine australien­ne Liane Moriarty, ce show 100 % féminin a été développé par le tandem Kidman-Witherspoo­n. Après avoir acquis les droits du bouquin, elles se sont impliquées à chaque étape du projet : négociatio­ns avec les patrons de HBO ; choix du showrunner, David E. Kelley, ancien prince de la télévision des nineties, créateur d’Ally McBeal et The Practice ; choix du réalisateu­r des épisodes, Jean-Marc Vallée, metteur en scène de l’oscarisé Dallas Buyers Club. “De l’écriture aux décors, du montage aux décisions de promo, Reese et Nicole se sont investies à fond pendant deux ans, remarque ce dernier, admiratif. Big Little Lies est leur création, leur grand projet.” Les deux stars ont surtout choisi le casting XXL de la série, sans doute le plus classe de l’histoire de la télé US, réunissant autour d’elles un trio d’actrices démentes : l’héroïne lynchienne Laura Dern, et les jeunes flèches Shailene Woodley (Divergente) et Zoë Kravitz (Mad Max: Fury Road).

Reprenant le flambeau du format minisérie, laissé vacant sur HBO depuis le flop spectacula­ire de True Detective saison 2, Big Little Lies raconte (en sept épisodes) le quotidien d’une bande de mères de familles qui vivent sur les côtes bourgeoise­s de Monterey, Californie. Partagée entre la garde des enfants, les réunions parents-profs et les séances de thérapie de couple, la routine de la petite communauté est vite perturbée par un fait divers : un homme est retrouvé mort, sauvagemen­t assassiné. Qui est la victime ? Quel est le motif du crime ? Comment expliquer que toutes ces femmes se soient retrouvées sur les lieux du drame ? Telles sont les questions qui hantent la série, une chronique existentie­lle au ton insituable, oscillant entre le soap familial et les codes du thriller, la comédie noire et le mélo déchirant.

“Pas la peine d’essayer de résumer le genre de la série, nous prévient David E. Kelley. On a pris toutes les libertés possibles, et tenté d’inventer une nouvelle voie ni totalement drama ni série policière.” De fait, le crime et sa résolution, la part la plus faible du show, restent longtemps maintenus à la périphérie. Ils ne servent que de prétextes à l’exploratio­n pointillis­te d’un groupe de femmes qui, sous ses apparences bourgeoise­s, dissimule de lourds secrets. Big Little Lies ressemble ainsi à une version dark de Desperate Housewives, un soap inconforta­ble dont toutes les intrigues racontent la même histoire : celle de la violence, symbolique et physique, infligée aux femmes.

C’est là toute la force de cette série aux faux airs consensuel­s, sa signature contempora­ine. A travers le portrait choral de mères de familles, incarnées par plusieurs génération­s de stars hollywoodi­ennes,

“ce genre d’opportunit­é nous permet de trouver des rôles que l’on ne nous proposerai­t plus” Nicole Kidman, productric­e et actrice de Big Little Lies

Big Little Lies démonte les rouages d’une tyrannie patriarcal­e et ose certains thèmes rarement explorés par la fiction majoritair­e américaine. Basculant d’un personnage à l’autre, au fil d’un montage alerte et d’une écriture ciselée, la série aborde de front les questions de la violence conjugale, de la maternité subie, de l’empêchemen­t profession­nel et du viol – le coeur sombre du récit. Elle tient à distance les figures masculines (réduites à l’état de pantins dévitalisé­s), et édifie un portrait féminin ultraréali­ste et complexe qui trouve un bel écho avec la sortie presque conjointe du nouveau film de Kelly Reichardt, Certaines femmes.

“La série est le dernier lieu où l’on peut aller aussi loin

dans l’intimité et la psychologi­e, défend le réalisateu­r, Jean-Marc Vallée. Je me suis rendu compte, avec l’échec de mon film Demolition (un drame parano, sorti en 2015), que le cinéma américain ne permettait plus ce genre de propos, ou alors dans une économie indé. Il n’y avait que HBO pour autoriser une telle audace dans un programme mainstream.” Shailene Woodley va encore plus loin et parle d’un possible changement de paradigme initié par Big Little Lies : “Jamais je n’avais vu le sujet du viol traité de manière réaliste, nous dit-elle. La série a levé un tabou en restituant les sentiments de honte, de colère, de peur que provoque une agression sexuelle. Dans un show destiné à une large audience, c’est carrément un acte politique.”

Mais l’intérêt de la série ne tient pas seulement à ce renouvelle­ment de la fiction américaine. En s’attribuant les rôles principaux, les actrices à l’origine du projet ont aussi accompli un beau geste d’auteur qui consiste à tordre les clichés auxquels elles ont été assignées durant leur carrière. Reese Witherspoo­n s’offre ainsi un rôle de blonde archétypal­e, calqué sur ses premiers succès dans des comédies débiles, qu’elle contamine d’une forme d’ambiguïté et de violence au fur et à mesure du récit ; tandis que Nicole Kidman, qui trouve là sa meilleure partition depuis Birth de Jonathan Glazer (2004), se défait de sa féroce séduction pour camper une femme battue, murée dans le silence.

“Le vrai luxe de la série, c’était de pouvoir décider nous-mêmes du casting. Ce genre d’opportunit­é nous permet de reprendre la main sur nos carrières et de trouver des rôles que l’on ne nous proposerai­t plus forcément”, confie Nicole Kidman, engagée par ailleurs depuis 2010 dans la production de projets personnels via sa société Blossom Films avec laquelle elle a financé Rabbit Hole de John Cameron Mitchell. Une manière de tracer sa voie seule, loin des vieilles règles hollywoodi­ennes, et d’inventer une nouvelle industrie parallèle dont Big Little Lies constituer­ait l’acte de naissance frondeur. Vers la fin des Schtroumpf­ettes.

Big Little Lies depuis le 20 février, 20 h 40, OCS City

 ??  ?? De gauche à droite : les actrices Reese Witherspoo­n, Shailene Woodley etNic ole Kidman. Elles sont au centre du récit de ce soap des ept épisodes, pointillis­te et complexe
De gauche à droite : les actrices Reese Witherspoo­n, Shailene Woodley etNic ole Kidman. Elles sont au centre du récit de ce soap des ept épisodes, pointillis­te et complexe
 ??  ?? Zoë Kravitz et Laura Dern viennent compléter un casting luxueux élaboré par les productric­es exécutives et actrices Nicole Kidman et Reese Witherspoo­n
Zoë Kravitz et Laura Dern viennent compléter un casting luxueux élaboré par les productric­es exécutives et actrices Nicole Kidman et Reese Witherspoo­n

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