Les Inrockuptibles

Kelly Reichardt & Bertrand Bonello

Grand admirateur de l’oeuvre de Kelly Reichardt, le réalisateu­r Bertrand Bonello a rencontré la cinéaste américaine, dont le film Certaines femmes est en salle.

- propos recueillis par Jean-Marc Lalanne et Théo Ribeton photo Raphaël Gianelli-Meriano pour Les Inrockupti­bles

quand le cinéaste français, admirateur fervent, rencontre la réalisatri­ce américaine de Certaines femmes, en salle cette semaine

Finalement, les cinéastes se parlent peu entre eux. Ils évoquent les financemen­ts ou les entrées, mais rares sont les moments où ils parlent de “cuisine”. Comment font les autres ? Voilà une question que je me pose très souvent. Kelly, comment faites-vous ? Comment avez-vous fait ? Comment allez-vous f aire ?

Et puis, il y a le plaisir et l’immense curiosité de parler à une cinéaste américaine admirée, fortement travaillée par la mythologie de son pays, ce pays dont le cinéma, qu’on le veuille ou non, nous a tous fait rêver, et ce, à l’heure d’un désastre politique chez elle. Et puis, surtout, le film est splendide.

En le regardant, j’ai été très ému par la foi de plus en plus affirmée de Reichardt dans le cinéma. Je crois que rien ne peut plus toucher un autre cinéaste que cette croyance. Un seul exemple : la scène du cheval avec Lily Gladstone et Kristen Stewart. C’est à la fois rien… et tout. Oui, Dieu est dans les détails et il y a alors dans Certain Women quelque chose de divin dans un film résolument terrien. Bertrand Bonello

Bertrand Bonello – Je me sens un peu comme Kristen Stewart au début du film, je n’ai jamais fait ça avant…

Kelly Reichardt – On va trouver un moyen. (rires)

J’ai adoré le film, qui pendant un long moment n’était pas supposé sortir en France. Quelle est la vie d’un tel film aux Etats-Unis ?

Cela dépend. IFC Films a vraiment tenu à la sortie en salles. Cela a commencé à New York et à Los Angeles avant de s’étendre, selon les résultats, ici ou là. Combien a-t-il coûté ? Environ deux millions de dollars, incluant tout, les salaires des actrices, etc. Nous avons tourné trente jours. D’habitude, le financemen­t se fait par divers petits apports, mais cette fois-ci il s’est passé quelque chose de différent. Sony m’a dit : “Si vous pouvez le faire pour cette somme, faites-le”. Et j’avais à peu près tout le casting à ce moment-là, j’ai donc pu y aller. Mais si nous avions dépassé d’une quelconque manière, c’est moi et mon producteur qui aurions dû payer la facture. C’était donc un contexte de production assez particulie­r. Et vous avez tourné en pellicule ? Oui, en super-16 en hiver, dans le Montana.

Je pose ces questions concrètes car c’est un grand mystère pour moi de pouvoir faire un film aussi beau pour deux millions.

Ce n’est plus un jeu de mon âge… c’est éprouvant physiqueme­nt. Les horaires sont très durs, la températur­e peut descendre à -20°, on travaille parfois dix-huit voire vingt heures par jour, parfois six jours sur sept… Certains membres de l’équipe travaillen­t sur plusieurs tournages à la fois, et n’ont pas une journée de repos. Il n’y a pas droit à l’erreur dans ces conditions. C’est beaucoup de préparatio­n. Oui. Je ne pensais pas que je pourrais tourner en pellicule, car le temps qu’elle vienne dans le Montana, mes actrices risquaient de ne plus être disponible­s. Nous avons fait des tests en numérique sur le décor, dans le ranch, qui était alors couvert de neige. La neige en haute définition ressemblai­t à une feuille de papier, sans détails. Je ne voulais pas que le film ressemble à ça. J’ai donc fait le pari de tout faire en pellicule au dernier moment. J’ai jeté les dés et, bien sûr, il y a eu des surprises. Le jour où nous avons commencé le tournage, les températur­es sont devenues si basses qu’il ne neigeait plus. Soudain, ce n’était plus un film “blanc” – pas du tout ce

que j’avais en tête à l’origine. J’avais imaginé des parkings avec des voitures recouverte­s de neige, et il a fallu faire sans. J’avais en tête une neige épaisse et sale, j’ai eu des 4 × 4 gris.

A quel point le film est-il fidèle aux nouvelles dont il est adapté ?

Les nouvelles viennent de deux recueils séparés de Maile Meloy. J’ai eu le loisir de les étendre, de les travailler : par exemple, la gardienne du ranch est un garçon dans la nouvelle. Il ne travaille pas avec des chevaux, mais avec du bétail. Les nouvelles sont courtes, c’est pour ça que c’était naturel d’élaborer autour. Le couple de la partie centrale n’a pas d’enfant, il est plus jeune, et on sait peu de choses à son sujet. Et le croisement entre cette histoire et la première, à travers le personnage masculin, est aussi un ajout personnel.

J’ai vu le film deux fois. La première j’étais plus dans l’histoire, la deuxième dans l’écriture, la précision du montage. Ecrivez-vous tout très précisémen­t ?

Tout part du repérage, du décor que je trouve et qui m’inspire. Comme Eric Rohmer ? Oui ! Et puis j’aime bien dire qu’il faut travailler comme si on allait pouvoir faire le film tout de suite, puis forcément échouer, et le faire l’année suivante. Or pour Certaines femmes, à la dernière minute, alors que j’étais en Californie pour essayer d’avoir de l’argent et que je m’étais résolue à ne tourner que l’hiver suivant, le deal avec Sony m’est tombé dessus. J’ai dû m’y mettre tout de suite, alors que l’hiver était presque terminé, et ça m’a privée de mes habitudes avec les décors, qui consistent à y passer du temps, y revenir, me promener, observer.

Le film est très minimalist­e. A quel moment devinez-vous qu’il y a assez pour faire une scène, que ça peut tenir ? Moi j’ai toujours tendance à surcharger, par peur… Je suis impression­né par votre confiance, votre foi dans cinéma.

C’est un vrai défi pour moi de rassurer les acteurs là-dessus. Je passe mes tournages à retrancher, à pousser à en faire moins, à enlever des répliques. Evidemment qu’en secret je doute, je ne suis pas sûre que ça fonctionne, mais je l’espère… Laura Dern, par exemple, est quelqu’un de très expériment­é. Elle a un sens très fort de l’espace. Nous avons tourné son segment en dernier. Elle voulait beaucoup ajouter, je voulais beaucoup retrancher, et cela pouvait marcher dans les deux sens. Michelle Williams connaît ma routine maintenant, elle me fait confiance, elle joue le jeu (elle a déjà joué dans La Dernière Piste et Wendy & Lucy de Kelly Reichardt – ndlr). Dans La Dernière Piste, c’était très dur, parce que tout le monde parlait de western et voulait travailler façon western. Je me sentais piégée, je passais mon temps à dire : “C’est un poème du désert”, et je voulais que les gens le pensent de cette manière. L’idée ne passait pas pour tout le monde. Je suis intimement convaincue que si j’étais un homme, ce serait bien plus facile, mes choix seraient perçus comme des partis pris forts.

Vous ressentez fortement cette discrimina­tion ?

Oui, énormément. L’âge améliore les choses, mais à chaque tournage, il y a un moment, un instant de doute où les gens, même s’ils ont manifesté un grand enthousias­me à l’idée de travailler avec moi, ont l’air de vraiment se demander ce que je fous.

Votre dramaturgi­e vient plutôt de votre regard sur le monde, sur les actrices, que du scénario en lui-même.

C’est possible. On me parle toujours de “lenteur”… Non, ce n’est pas lent. Ah ! Merci beaucoup ! (rires) Je dois tellement me justifier et me battre sur cette question !

Disons qu’une actrice, Laura Dern par exemple, entre dans une pièce. Faut-il la filmer en train d’entrer ? Ce sont ces questions simples, que je peux me poser pendant longtemps, qui sous-tendent toute votre dramaturgi­e. Et on dirait que le tempo du film y répond de lui-même.

Je travaille actuelleme­nt sur un scénario très différent de tout ce que j’ai pu faire par le passé. Il y a plus de dialogues, il y a un peu d’humour, c’est très différent. Mais je sais qu’au moment de tourner, je reviendrai à ces questions très simples : des déplacemen­ts, des gestes. Il n’est question que de ça en cinéma. C’est par exemple ce qui me frappe chez Chantal Akerman, qui est une cinéaste très importante pour moi. Comment l’avez-vous découverte ? Je l’ai découverte à l’époque où je commençais à enseigner. J’ai commencé par Jeanne Dielman, puis assez rapidement News from Home. Il y a quelque chose de totalement hypnotique dans sa façon d’utiliser simplement des pièces d’appartemen­ts, des embrasures de porte, des couloirs. Je rechigne à faire trop de liens avec mon propre travail, mais il y a eu aussi pour moi l’idée devant ses films, comme Saute ma ville par exemple, que c’était simplement possible. J’ai grandi en Floride dans un vide culturel total. L’idée que ces films puissent exister était renversant­e en elle-même. Et puis Jarmusch est arrivé, et à nouveau, je me suis dit “c’est possible”. Ces films me disaient, comme à nombre d’autres certaineme­nt, qu’on pouvait simplement attraper une caméra et y aller.

Regardez-vous des films contempora­ins ?

Assez peu, mais pas vraiment par choix… La semaine dernière, j’ai voulu y aller, et en arrivant au cinéma je n’ai pas pu m’empêcher d’aller voir Panique de Julien Duvivier, qui passait aussi et que je n’avais jamais vu.

Comment avez-vous découvert Kristen Stewart par exemple ?

Je l’ai vue et beaucoup aimée dans The Runaways, ainsi que dans Still Alice. Je l’y ai trouvée capable de jouer “petit”, de ne pas s’approprier les scènes. J’ai vraiment perçu au montage à quel point elle est une très grande actrice, déployant une très grande intelligen­ce

“tout part du repérage, du décor que je trouve et qui m’inspire” Kelly Reichardt

“une femme seule dans un plan, c’est la solitude. Un homme seul, c’est l’indépendan­ce” Kelly Reichardt

du cinéma. Elle sait vraiment appuyer peu mais juste là où il faut.

Dirigez-vous beaucoup vos interprète­s ? Par exemple, dans les gestes : la façon dont elle mange son hamburger, sans enlever l’emballage. Ça, c’est elle. Ça dit beaucoup du personnage. Ce diner existe. Les figurants sont des habitués. Les serveuses sont les vraies serveuses. Pour moi, tout le processus de création en cinéma consiste à savoir laisser les choses aller d’elles-mêmes dire leur vérité. Je n’utilise pas non plus de remorques : les acteurs conduisent réellement, sur des routes un peu gelées et glissantes. J’utilise des animaux non dressés, parce que j’aime que les acteurs y réagissent. C’est comme recouvrir mes actrices de robes par 45 degrés sur le plateau de La Dernière Piste. Tout ce qui m’intéresse est là.

Pouvez-vous nous parler un peu de Lily Gladstone ? Elle est bouleversa­nte.

Je suis d’accord… Elle vit vraiment dans le Montana. Les deux questions les plus impérative­s pour moi au moment où j’ai commencé à travailler sur Certaines femmes étaient “comment trouver cette fille ?” et “comment trouver ce ranch ?”…

Vous avez dit que le personnage d’origine était un garçon. Pourquoi avoir voulu une femme ?

C’était un garçon atteint de la polio. Les nouvelles de Maile Meloy sont assez atemporell­es, assez en dehors du monde. Je voulais quelque chose de plus contempora­in. Un garçon qui a la polio, ça n’avait pas beaucoup de sens. Et puis je n’avais pas très envie de filmer un garçon qui s’occupe d’un ranch. Je me disais : est-ce que je n’ai pas déjà vu ça quelque part ? Je ne sais pas, avec une femme, soudain, ça me paraissait mieux. D’ailleurs, on me dit beaucoup de choses du genre : “Ah, le personnage de Laura Dern est si seul, si triste.” Vraiment ? Comment ça ? “Oui, quand elle est chez elle, toute seule, avec son chien…” Mais y a-t-il un plus bel endroit ? Etre chez soi avec son chien ?

Il y a de la tristesse et de la solitude en elle. Dans le premier plan, quand l’homme part, elle reste seule dans le reflet du miroir, toute petite. Tout est dit : on sait que cela va être un film sur l’esseulemen­t, l’abandon.

Certes, mais il y a l’idée qu’une femme seule dans un plan, c’est la solitude, alors qu’un homme seul dans un plan, c’est l’indépendan­ce, il se suffit à lui-même, il est droit dans ses bottes. Mais le miroir est très petit. Oui, OK, ce n’est pas faux... (rires) Et les trois histoires se terminent de la même manière : quelqu’un regarde quelqu’un d’autre, et s’en va.

C’est vrai. Mais je dirais que si c’était un homme qui tenait le ranch, on se dirait : c’est le sel de la terre. Il s’occupe de ses chevaux, il a la compagnie loyale de son chien. Il est seul, mais il est seul avec force. Regardez un magazine de camping : c’est toujours un homme tout seul avec un chien ! On ne se dit pas qu’il se sent seul !

C’est vrai que le seul moment où on voit Michelle Williams heureuse, c’est quand elle est seule, qu’elle fume une cigarette en buvant un verre d’eau. Enfin seule ! Voilà ! Comment vivez-vous les mutations qui affectent aujourd’hui le cinéma : la puissance des séries par exemple, les mutations technologi­ques aussi...

Je n’en fais pas du tout le signe d’une forme de pureté, mais je me sens assez peu concernée par ces mutations. Je ne regarde pas de séries. Ou très peu. La seule que j’aie vue ces derniers temps est Enlightene­d, avec Laura Dern. Sinon, j’ai vu Tangerine, ce film tourné à l’iPhone avec des transsexue­ls noirs à Los Angeles. J’ai beaucoup aimé. Le cinéaste trouve les solutions de mise en scène adéquates pour son outil. Je ne suis pas du tout une intégriste de la pellicule. Mais je pense que ça a un sens pour les films que je fais.

Et comment percevez-vous les mutations politiques que vit l’Amérique depuis l’élection de Donald Trump ?

J’ai encore du mal à croire que c’est arrivé. Je suis inquiète et accablée. J’enseigne le cinéma et suis donc en contact avec des gens très jeunes. Je les encourage à faire quelque chose de leur colère, à la mettre dans leurs films. J’espère que quelque chose de créatif sortira de ce contexte, qu’une forme d’undergroun­d va s’intensifie­r. J’ai été assez frappée par la réponse des Afro-Américains à la marche d’un million de femmes contre l’administra­tion Trump. Ça consistait à dire “hé, ça ne va pas mal depuis hier, ça a toujours été mal !”. Récemment, j’ai suivi aussi la mobilisati­on contre le projet de pipeline Dakota Access, passant endessous du Missouri et détruisant le site sacré et le cimetière sioux de Standing Rock. C’était très fort de voir le mouvement déborder au-delà des cercles militants, toucher une population toujours plus large.

Votre cinéma travaille les grandes mythologie­s américaine­s, porte un regard politique sur la société. Pensez-vous que vos prochains films vont intégrer le basculemen­t dans cette Amérique nouvelle ?

Avec mon scénariste, Jon Raymond, nous parlons beaucoup de politique. Mais lorsque nous nous mettons à écrire, nous nous concentron­s sur des personnage­s et une fiction. Peut-être que les histoires que nous racontons sont imprégnées de ce souci politique. Mais nous ne cherchons pas à asséner un message, articuler un discours. J’ai pu aborder frontaleme­nt certaines problémati­ques politiques, comme dans Night Moves, qui ont déplu aux militants gauchistes qui ont jugé que le film stigmatisa­it les excès de l’engagement. Mais l’élection de Trump, c’est un peu gros pour mon cinéma, je ne vois pas du tout pour l’instant comment mes prochains films pourront en traiter.

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 ??  ?? Ci-contre, Michelle Williams dans Wendy & Lucy de Kelly Reichardt (2008) ; àd roite, Kelly Reichardt et Kristen Stewarts ur let ournage de Certaines femmes
Ci-contre, Michelle Williams dans Wendy & Lucy de Kelly Reichardt (2008) ; àd roite, Kelly Reichardt et Kristen Stewarts ur let ournage de Certaines femmes
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