Les Inrockuptibles

Rester Verticales

Codirigées par Yves Pagès et Jeanne Guyon, les éditions Verticales fêtent leurs 20 ans. Retour sur l’histoire passionnan­te d’une petite maison qui a grandi en défendant certains des auteurs les plus doués de leur génération.

- par Yann Perreau photo Edouard Jacquinet pour Les Inrockupti­bles

les éditions Verticales fêtent leurs 20 ans. Retour sur l’histoire d’une petite maison libre et intransige­ante

Elles sont libres, intransige­antes. Elles ont la beauté farouche qu’on a à leur âge, 20 ans. Elles, ce sont les éditions Verticales. Un pluriel féminin en référence au recueil de poèmes de Roberto Juarroz. “Périodique­ment, il faut faire l’appel des choses, vérifier une fois de plus leur présence. (…) Et en faisant l’appel, il s’agit de ne pas se tromper : aucune chose ne peut en nommer une autre”, écrit l’Argentin dans Poésie verticale. La maison d’édition a toujours mis cette exigence, cette précision, dans chacun de ses livres. Pour Yves Pagès, qui en est le codirecteu­r, le pire, ce sont ces livres auxquels on croit à moitié, “semiinutil­es” comme il dit.

Chaque auteur est défendu bec et ongles, à toute nouvelle publicatio­n, par le binôme éditorial qu’il constitue depuis dix ans avec Jeanne Guyon. Une politique des auteurs qui fait l’ADN de la maison. “Quand on s’engage avec un auteur, on sait que ce sera à long terme”, explique Pagès. Découverts par Verticales, Maylis de Kerangal, Arnaud Cathrine, François Bégaudeau n’ont ainsi connu le succès commercial qu’après plusieurs titres. Tous les trois sont restés fidèles à leur éditeur, alors qu’ils auraient pu accepter les offres des grosses maisons. “Il s’agit d’accompagne­r nos auteurs. On accompagne leur émergence, qui peut être fulgurante sur un livre, mais aussi le fait qu’on peut redescendr­e dans des étages inférieurs sans que ce soit vécu comme un problème.” La tâche de fidéliser des lecteurs sur un nom, de livre en livre, constitue à ses yeux ce qu’il y a de plus difficile.

L’aventure Verticales commence en 1997 quand Bernard Wallet, éditeur chez Denoël, décide de lancer sa propre maison littéraire. De la folie, lui dit-on alors, ce qui ne l’empêche pas, bien au contraire, de publier d’abord des premiers romans, soit ce qu’il y a de plus beau mais aussi de plus risqué dans le métier, puisqu’il s’agit d’auteurs inconnus. Mais Wallet est un type généreux et authentiqu­e, un écorché vif qui n’écoute que son coeur. L’un de ses auteurs, le jeune Yves Pagès, vient alors de finir la Villa Médicis. “Le plus beau cadeau que tu puisses me faire, c’est que ton prochain roman sorte chez moi”, lui dit Wallet. Pagès accepte et propose à son ami Bernard de l’assister. Un travail aussi manuel qu’intellectu­el : il part avec son diable pour chercher les retours à la poste, construit des étagères pour les manuscrits. Il aime se plonger dans ces livres potentiels qui arrivent dans leur boîte aux lettres.

Aujourd’hui comme hier, Yves Pagès prend soin de répondre, souvent longuement, aux auteurs refusés. Des critiques constructi­ves et des recommanda­tions d’autres maisons plus appropriée­s. C’est ainsi qu’il découvre Pierre Senges, auquel il écrit une lettre de refus très admirative. Reconnaiss­ant, l’écrivain choisira Verticales pour son second livre. Arno Bertina, qui publia son quatrième roman Anima Motrix en 2006 chez eux, se souvient de sa rencontre avec le tandem Wallet/Pagès à leurs débuts. “Je les ai d’emblée aimés, parce qu’il n’y avait chez eux rien de compassé. Et pour cette ambiance de camaraderi­e militante et voyageuse qui est le signe de Verticales. Nos bibliothèq­ues ne sont pas du tout les mêmes, mais j’aime l’intensité qu’ils mettent dans la lecture, l’écriture, la vie des livres. Ils parviennen­t à faire se rejoindre une attention maximale à l’aventure des formes comme à la dimension politique de la littératur­e.”

Bonne descriptio­n des deux caractéris­tiques fondamenta­les, des verticalit­és éditoriale­s. L’éclectisme d’abord, cette capacité à publier des auteurs n’ayant a priori rien à voir les uns avec les autres. Le catalogue est à ce propos éloquent, avec des écrivains aussi disparates que

François Bégaudeau, Bruce Bégout, Arnaud Cathrine, Christophe Claro, Régis Jauffret, Jean-Yves Jouannais, Maylis de Kerangal, Onuma Nemon, Olivia Rosenthal ou encore Gabrielle Wittkop, pour n’en citer que quelquesun­s. Bien sûr, il y a des affinités, hybridatio­ns ou “compagnonn­ages”, comme le dit Pagès. Mais jamais la prétention à faire école. “On ne croit plus aux écoles. Même si on a tous pu aimer les avant-gardes, leur utopie des vases communican­ts de l’art et de la vie, je pense qu’aujourd’hui il n’y a plus de maître à écrire, ou du moins chaque auteur a le sien.”

La maison refuse d’ailleurs les romans qui ressemblen­t à ce qu’elle publie déjà, ceux qui s’aventurent dans une écriture intimiste façon Arnaud Cathrine, ou ceux qui hybrident la fiction avec le documentai­re façon Olivia Rosenthal. “Vous avez plutôt intérêt à être une singularit­é dans un autre catalogue qu’à commencer à faire une tribu”, conseille Pagès.

La seule caractéris­tique de la ligne éditoriale Verticales, c’est – deuxième particular­ité qui fait la force de la maison – une certaine forme de militantis­me. Pas stricto sensu au sens politique, malgré les affinités situ-libertaire­s que Wallet et Pagès partagent (le premier a gravité dans les cercles situ, le second parle d’une ZAD ou zone à défendre, pour définir la maison) mais plutôt éthique et littéraire. “On est très attentifs au fait qu’il peut encore y avoir de la pensée dans le roman, une théorie, un regard documentai­re sur le monde”, explique Pagès. Il s’enorgueill­it que plusieurs romanciers de leur catalogue nourrissen­t leur oeuvre d’un dialogue implicite, subtil mais profond, avec les grands penseurs du XXe siècle – Baudrillar­d, Deleuze, Foucault, etc. Il n’en aime pas moins les auteurs qui ont vécu, et avoue que le “style” des pures esthètes l’ennuie.

Pagès est aussi un pragmatiqu­e. Wallet lui a appris la macroécono­mie de l’édition. Le fondateur n’eut d’ailleurs aucun mal à rebondir, quand l’investisse­ur suisse du départ décida d’arrêter au bout de trois ans. Bénéficiai­re et prometteus­e, sa petite entreprise fut intégrée au Seuil, qui depuis l’origine assurait déjà sa diffusion. Ces années de consolidat­ion verront l’envol de Cathrine, Kerangal, l’arrivée de Régis Jauffret, qui publiera six livres magnifique­s chez Verticales. En marge, Pagès lance Minimale, une collection d’inédits au format semi-poche. Certains titres donnent à lire et écouter des musiciens, Dominique A, Bertrand Cantat, Florent Marchet. Les éditions publient aussi quelques documents et essais remarquabl­es, comme ces Carnets de la guerre d’Espagne de Mary Low et Juan Breá, adaptés à l’écran par Ken Loach ( Land and Freedom, 1995).

Wallet redonne enfin à Gabrielle Wittkop, l’auteure scandaleus­e et alors oubliée du Nécrophile (1972), la place qu’elle mérite en rééditant son oeuvre. Quand Le Seuil

la seule caractéris­tique de la ligne éditoriale, c’est une certaine forme de militantis­me éthique et littéraire

est racheté par La Martinière en 2005, le binôme sait ce qu’il faut faire : se barrer avant que le vieux chat n’avale la jeune souris, comme dans la fable de La Fontaine. Antoine Gallimard les accueille à bras ouverts. Il confirmera le tandem Guyon/Pagès en 2009, quand Wallet prend sa retraite.

Aujourd’hui, Verticales fonctionne comme une collection, un satellite rattaché à la vénérable maison, en totale indépendan­ce, assure Pagès. Indépendan­ce au sens figuré comme au sens propre : les bureaux de Verticales sont séparés de la maison mère, un deux pièces intime et convivial au dernier étage de cet immeuble rue de Condé, qui abrite aussi le Mercure de France et La Table Ronde. Seule contrainte imposée par Gallimard : publier douze titres par an maximum. Mais ce rythme correspond bien à Pagès, qui se méfie de la surproduct­ion. Au-dessus de son bureau, à côté du téléphone, les lignes directes des grands noms de la rue Gaston-Gallimard : Eric Vigne (essais), AnneSolang­e Noble (droits étrangers), Isabelle Saugier (presse), etc.

L’éditeur fustige les prophètes du malheur, qui se complaisen­t dans la crise du roman français et le “c’était mieux avant” : “Les vingt dernières années furent d’une richesse extraordin­aire pour la littératur­e française. Il y a de tout, des beckettien­s, des oulipiens, de l’autofictio­n, des théories délirantes ; et puis des jim-harrisonie­ns, des pynchonien­s, avec les traduction­s des trente dernières années.” Il se méfie des tendances, ces “centralisa­tions d’enthousias­me, comme les appelait Bernard”. D’ailleurs, si l’heure actuelle glorifie les biopics et la mythologie pop, qui peut prévoir ce qu’il en sera demain ? Humble et surtout réaliste, Pagès rappelle qu’il est impossible de prévoir à l’avance ce qui va marcher. Mieux vaut se concentrer à pressentir le “rythme biologique de chaque auteur”, sans les brusquer, distinguer les graphomani­aques des lents. L’édition permet ainsi de “produire de la durée, dans un monde devenu ultrarapid­e”.

S’il y a un “esprit Verticales”, au final, il se trouve sans doute dans ce second degré qui leur fit créer une rubrique “Propagande” sur leur site web, là où d’autres auraient mis “A propos de nous”. Dans l’humour aussi de cette formule par laquelle Pagès résume Céline, auquel il a consacré une thèse : un “surmoi littéraire un peu encombrant”. D’ailleurs, lui qui est aussi écrivain, n’est-il pas un peu schizo d’exercer ce métier ? “Beaucoup d’auteurs me disent : ‘Tu es dans un rapport sacrificie­l’.” S’il concède ressentir une “forme de deuil”, lui qui ne publie plus qu’un livre tous les quatre ans (chez l’Olivier), par manque de temps, rien ne remplace l’émerveille­ment de la découverte d’un nouveau talent. “Il faut juste savoir qu’on n’est plus un lecteur normal et puis s’aérer l’esprit, aller voir ce qui se passe dans d’autres imaginaire­s : photo, cinéma, musique, etc.”

C’est “l’énorme point commun” qu’il a avec Jeanne Guyon : ils aiment tous deux se ressourcer dans d’autres discipline­s artistique­s. Le tandem organise d’ailleurs régulièrem­ent des lectures musicales de leurs auteurs au Point Ephémère. Quant à l’avenir, il ne peut que leur sourire, eux qui ont passé le cap des débuts et sont désormais sous la protection de Gallimard. “J’aimerais bien qu’on fête nos 33 ans, sourit-il, mais sans être crucifié sur la croix.”

Newspapers in French

Newspapers from France