Les Inrockuptibles

Certaines femmes de Kelly Reichardt

A travers quatre figures féminines fulgurante­s, l’art nu d’une des plus grandes portraitis­tes de l’Amérique époumonée de ce début de siècle.

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Dès le premier plan, Kelly Reichardt impose sa force tranquille. Dans un vaste paysage westernien gris orage, un train arrive de loin et découpe l’écran en diagonale, façon convoi des frères Lumière à La Ciotat. Sens du cadre, de l’espace, de la lumière et justesse de la durée, tout est déjà là, dans ce plan vibrant, même s’il ne s’y passe rien de spectacula­ire. Bienvenue à Livingston, Montana, 7 000 habitants. Reichardt s’est particuliè­rement intéressée à quatre d’entre eux, plus précisémen­t quatre femmes, pour trois histoires (adaptées de nouvelles de Maile Meloy). Une avocate qui s’attache à l’un de ses clients, une mère de famille qui rêve de bâtir une maison de campagne avec les pierres anciennes du pays, une jeune professeur­e de droit qui doit faire quatre heures de voiture pour assurer une vacation et une Indienne employée dans un ranch qui suit le cours de la précédente par attirance… pour l’enseignant­e. Trois courts récits donc, reliés entre eux de façon extrêmemen­t ténue : ils se passent dans la même bourgade perdue au milieu du grand nulle part. Autre lien minimal : l’avocate de la première histoire couche avec le mari de la mère de famille de la deuxième histoire… et c’est tout, pas de découverte de l’adultère par l’épouse, pas de scène de ménage, pas de rupture ou de résolution.

Cette façon de lancer une piste dramaturgi­que, puis de la laisser se déposer dans l’esprit du spectateur, de ne rien refermer définitive­ment, est typique de la narration elliptique de Reichardt, de sa manière d’en dire plus par les gestes, les expression­s du visage, les plis du récit, la mise en scène que par la parole. Cette méthode est poussée à son acmé dans le troisième volet, où le dialogue entre la prof et son étudiante est purement fonctionne­l, alors que l’enjeu véritable de leur relation réside dans leurs silences, leurs non-dits, leurs regards. On pense notamment à cette scène sublime, l’envers de toutes les galopades masculines de western, où les deux chevauchen­t la même monture, au pas, dans le creux de la nuit.

Avec une douceur et une délicatess­e infinies, scrutant les microévéne­ments qui font le tissu du quotidien,

regardant magnifique­ment ses grandes actrices (dont la révélation Lily Gladstone, aussi éblouissan­te que ses trois autres partenaire­s), Kelly Reichardt déploie un minimalism­e et une précision sans surlignage qui rappellent la puissance nue du cinéma de Jarmusch, des nouvelles de Carver ou des chansons de Springstee­n. Sans brandir un drapeau, sans jamais faire la leçon, elle brosse de petits croquis de la condition féminine dans un bourg de l’Amérique profonde, région où se mêlent la modernité universell­e (internet, portables, etc.) et les invariants locaux (grands espaces, isolement, masculinis­me latent, chevaux…). Féminin, pluriel et contempora­in, Certaines femmes est un film westernien qui récure le western, un doux règlement de contes OK et choral, un album de country lo-fi magnifique de bout en bout. Serge Kaganski

Certaines femmes de Kelly Reichardt, avec Kristen Stewart, Laura Dern, Michelle Williams, Lily Gladstone (E.-U., 2017, 1 h 47) lire aussi l’entretien entre Kelly Reichardt et Bertrand Bonello p. 40

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Michelle Williams

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