Les Inrockuptibles

Univers en expansion

En définissan­t ce qu’on appelle une “seconde vie”, le philosophe François Jullien fait moins l’éloge des “re-naissances” que des “vies réformées”.

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on commence à pouvoir éprouver le moment présent pour lui-même, à le retenir et à comprendre à quel point la vie jusqu’ici nous avait échappé

Comme on parle d’une “seconde chance” après un échec, peut-on parler d’une “seconde vie”, lorsque vient le temps d’autre chose dans la manière d’exister ? Peut-on remettre en jeu la vie “comme un dé qu’on relance” ? A lire le bel essai de François Jullien, Une seconde vie, on se rassure en se convaincan­t que personne, à part un mourant, n’est jamais au bout de sa vie dès lors que celle-ci appelle à un dépassemen­t d’elle-même.

Déployant une subtile intelligen­ce pour conceptual­iser cette notion mystérieus­e, s’appliquant autant au second amour qu’à la relecture d’un livre, le philosophe ne conçoit pas la seconde vie comme la révélation magique d’une nouvelle existence soudaineme­nt libérée de la première ; au contraire, la seconde vie surgit du sein même de la vie, de sa première partie en somme. “De l’infime s’accumulant, un fléchissem­ent s’opère qui nous dévie peu à peu de ce qui apparaît alors rétrospect­ivement, par le recul pris, une première vie”, écrit-il. Suite à des déplacemen­ts souterrain­s, “une réorientat­ion s’amorce, par propension muette”.

Il ne s’agit donc pas d’une mutation mais simplement d’une relance, à la fois imbriquée à ce qui la conditionn­e et dégagée de sa négativité. De telle sorte que “cette seconde vie est une vie promue où nous commençons enfin d’exister”. Et Jullien d’insister : “La vie, se reliant au fur et à mesure de son avancée, aboutit non pas à une re-naissance, mais à une vie réformée.” Il y a ainsi ces vies qui se reprennent procédant de la vie même, et les autres, embourbées dans leur éternel recommence­ment.

On parlera donc d’une seconde vie non pas parce qu’on serait doué soudaineme­nt d’une seconde vue, mais “parce que de l’intelligen­ce s’est déposée peu à peu dans le regard qu’on porte sur la vie” : c’est cette clairvoyan­ce qui nous révèle la vérité d’un autre régime existentie­l. Des vérités décantées se découvrent alors

par dégagement. La puissance de cette seconde vie tient à ce qu’elle semble “plus décidée, guidée par la lucidité acquise, disposée à risquer davantage” ; et si elle est peut-être moins exubérante, elle se veut mieux ajustée, à soi et au monde.

La perte des illusions contenues dans la première vie est au fond moins un retrait qu’un accès, moins une élévation

qu’une expansion. Dissolvant tout but, se tenant enfin à distance d’une vie enlisée, enclavée dans son monde, embourbée dans son opacité, ce dégagement est “en lui-même un accès”. Un accès à la possibilit­é de dé-couvrir ce que nous sommes, sans être dans le happening et l’impatience de ce qui viendra après. On commence à pouvoir éprouver le moment présent pour lui-même, à le retenir et à comprendre à quel point la vie jusqu’ici nous avait échappé.

Penseur de “l’écart” et de “l’entre”, notamment entre les pensées chinoise et européenne, François Jullien élargit ici le cadre de sa réflexion magistrale en identifian­t un autre écart : celui que chacun est invité à creuser avec soi-même, pour continuer à vivre, en existant. Jean-Marie Durand

Une seconde vie (Grasset), 198 pages, 18 €

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