Les Inrockuptibles

l’appel à la révolution

Il est la voix et le déhanché ensorcelan­t de Depeche Mode : Dave Gahan raconte Spirit, passionnan­t quatorzièm­e album studio d’un groupe mythique qui continue de s’indigner, malgré une notoriété qui permettrai­t tous les luxes. Rencontre à New York.

- par Maxime de Abreu photo Anton Corbijn

Avec Depeche Mode, depuis son Angleterre de la classe banale, Dave Gahan a connu un succès complèteme­nt dingue – celui des stades, des émeutes de fans et de l’argent à ne plus savoir quoi en faire. Avec Depeche Mode, il a aussi connu les addictions, les tentatives de suicide, les overdoses et les cures de désintoxic­ation qui vont avec. Mais Dave est clean depuis des années. Il se dit béni d’avoir trouvé la paix à New York, où il vit en famille depuis pas loin de vingt ans. On le rencontre dans le quartier de Tribeca, à quelques blocks du World Trade Center, à la table d’un restau d’hôtel lambda. Il porte un polo noir, un perfecto et des lunettes fumées. Sa barbe de trois jours recouvre mal des zygomatiqu­es toujours prêts à s’activer. Résultat : à 54 ans, malgré les excès de sa vie folle, il en fait 15 de moins.

Dave Gahan a façonné, avec quelques autres, la mythologie de la “rock-star” – même en faisant de la pop à synthés, c’est dire l’énergie déployée. Sexe, drogue et new-wave pour toujours ? Concernant la musique, c’est oui. A travers elle, et entouré de Martin Gore et Andrew Fletcher, il continue d’exprimer une vision du monde que beaucoup, ayant trop en mémoire les débuts gentillets du groupe, ont refusé

“on a toujours cherché ce qui était dans la marge, ce qui était étrange, ce qui était en germe” Dave Gahan

de voir pendant longtemps. De cette vie partagée entre un succès public énorme (cent millions d’albums vendus et des tournées mondiales de plusieurs mois, sans compter ses projets solo) et un mépris relativeme­nt récurrent de la part de la critique, Dave a rapporté une certaine sagesse. La sagesse, oui, comme chez ces personnage­s de films qui, ayant tout vécu dans le monde des hommes, ralentisse­nt le rythme et réfléchiss­ent au chemin parcouru. En dispensant, au passage, quelques leçons sur la vie, les gens, tout ça.

Voilà une façon d’aborder Spirit, le nouvel album de Depeche Mode, que Dave Gahan a en partie écrit et composé. Ni dingue ni révolution­naire face à l’histoire du groupe, c’est l’album de musiciens ayant su rester dignes pendant plus de trente-cinq ans de carrière, affinant même leur sérieux et leur crédibilit­é avec les années. Et si Spirit ne fait que prolonger une histoire déjà écrite (et à peu près rangée au rayon du mythe), il n’en demeure pas moins l’objet d’un savoir-faire musical qui continue de s’indigner, de dire non, d’essayer des choses, de rester sombre et deep quand bien même il pourrait se payer tous les luxes, toutes les facilités des producteur­s et des remixeurs à gogo.

Cet album a été produit par James Ford, moitié de Simian Mobile Disco déjà producteur pour Foals, Florence & The Machine, Arctic Monkeys… Une première collaborat­ion pour un quatorzièm­e album passionnan­t par moments, surtout dans ses passages les plus dépouillés (ne serait-ce que pour Cover Me, l’album vaut largement le détour). Depeche Mode continue par ailleurs, dans ses textes, d’interroger la spirituali­té, le rapport au monde et à soi-même, la nécessité de l’art et le parfum de révolte qui plane un peu partout en ce moment. Des questions que Dave Gahan explore avec nous autour d’un café.

Ressens-tu toujours une certaine pression à la sortie d’un nouvel album ?

Dave Gahan – Il y a davantage de pression au moment de le faire qu’au moment de le sortir. Quand on prépare un album, on veut toujours qu’il soit le mieux possible et y mettre tout ce qu’on a. Un peu de tension, c’est une bonne chose. Il faut du challenge. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a travaillé avec de nouvelles personnes sur Spirit, dont James Ford à la production. James avait vraiment faim de travail. C’était un défi pour lui aussi car il connaissai­t très bien la musique de Depeche Mode avant ça. En studio, la difficulté, c’est de penser “en dehors de la boîte”. Et la boîte, bien sûr, c’est Depeche Mode. Un bon producteur permet cela. Pourquoi James Ford ? Il était en haut de ma liste. J’adore ce qu’il a fait avec Arctic Monkeys. Et j’adore Simian Mobile Disco. Ça s’était très bien passé avec Ben Hillier sur les trois albums précédents, mais c’était devenu trop familier, trop évident. Il nous fallait à tous de nouveaux challenges avant que ça devienne ennuyeux. Quand je fais un album, je ne veux pas avoir la sensation de partir au travail. Qu’a-t-il apporté au son Depeche Mode ? Plein de choses. Il a donné beaucoup de lui-même sur cet album. Il a bossé dur, autant comme musicien que comme producteur. On voulait créer une atmosphère de live. James est le genre de mec à attraper n’importe quel instrument et à le maîtriser parfaiteme­nt avant la fin de la journée. Juste pour essayer des choses, comme ça. C’est ce qu’il a fait avec le pedal steel par exemple, qu’on retrouve sur le morceau Cover Me. Tu as pris part au songwritin­g une nouvelle fois ? Oui, toujours avec Martin (Martin Gore a écrit la quasi-totalité des chansons de A Broken Frame, en 1982 jusqu’à Exciter en 2001 – ndlr). A nous deux, nous avions vingt-cinq chansons en arrivant en studio. Peut-être davantage. Il y avait beaucoup de choix à faire, beaucoup de pistes à explorer. Ça n’a pas été facile d’abandonner certaines chansons… Mais au bout de plusieurs mois, il y a un moment précis, pour chacune des chansons qu’on retient, où je sens que ça fonctionne, et c’est là que mon autre rôle entre en jeu : chanter en apportant un maximum d’humanité.

La définition des rôles au sein de Depeche Mode est une longue histoire…

Dans l’histoire du groupe, les rôles ont justement été beaucoup trop définis ! Après tant d’années à travailler ensemble, il faut se forcer à les réinventer. C’est peut-être la chose la plus difficile qui soit, mais il faut essayer. Pour moi, les moments où je me sens le moins confiant, ce sont les premières semaines d’enregistre­ment. Je me demande toujours ce qu’il va advenir, pourquoi on fait ce qu’on fait, pourquoi on le fait encore, si j’ai vraiment envie de le faire… Et puis à un moment, il y a un déclic. Ça peut parfois tenir à un seul son. Tu vois ce processus ? C’est le processus de l’inconnu. Il y a quelque chose de magique là-dedans. Et c’est pour ça que je suis là.

En solo ou avec Soulsavers, tu as des projets en dehors de Depeche Mode. C’est le secret de la longévité ?

C’est le mien en tout cas. Ces projets me forcent à sortir de ma zone de confort, à aller là où je n’irais pas avec Depeche Mode et l’armée de personnes qui gravite autour du groupe. Prendre du recul stimule la créativité.

Les paroles de Depeche Mode ont souvent tourné autour de la foi, du péché, de la rédemption. Tu as l’impression que c’est encore le cas ?

On essaie toujours de se racheter de quelque chose, non ? Donc la vie est une succession de rédemption­s. Il y a une dimension de désastre et de catastroph­e dans ce mot, “rédemption”. Ce sont des choses qui s’expriment bien en musique, et dans l’art en général. Le désespoir du monde s’exprime comme ça, même si c’est parfois délicat pour les artistes, car ce n’est pas forcément concret et réel dans leurs vies à eux. Mais c’est difficile de définir le thème précis d’une chanson…

Where’s the Revolution, le single de l’album, c’est une vraie question que vous posez aux gens ?

On demande au monde où est passée l’idée révolution­naire d’un esprit commun à tous ? On devrait davantage explorer l’idée de rassemblem­ent plutôt que celle de division. On vit dans un monde guidé par l’idée d’être plus fort ou plus riche que son prochain. Comme si se séparer des autres était un but à atteindre. Ce n’est pas ma façon de penser, et quitte

à paraître naïf, ce n’est pas celle de la majorité des gens sur cette planète. Ceux qui détiennent le pouvoir veulent nous persuader du contraire. Ils veulent imposer la peur. Dans ce pays, par exemple, on nous incite à avoir peur des musulmans. Tous ! C’est tellement ridicule et déprimant… Je suis conscient de n’être qu’un entertaine­r, mais je suis heureux et reconnaiss­ant de pouvoir exprimer ce genre de choses en musique.

Ça fait vingt-sept ans que tu as quitté l’Angleterre pour les Etats-Unis. Peut-on écouter Where’s the

Revolution comme une réponse à l’élection de Trump ? Comment y as-tu réagi d’ailleurs ?

Cette élection est une folie, une absurdité. Mais c’est comme ça. Le pays a voté. La majorité l’a emporté. Enfin, pas vraiment la majorité… Je pense que nous avons tous une part de responsabi­lité dans ce qu’il se passe. Toutefois, je pense aussi que ce n’est qu’une passade. Il s’enterre tout seul chaque jour et il vient à peine de commencer son mandat. Je n’aime pas trop m’aventurer sur le terrain de la politique, mais en ce moment, c’est difficile de se retenir.

En attendant la fin de cette “passade”, que peuvent faire les artistes ?

Il faut rester positif et utiliser, chacun à son niveau, ses propres moyens d’expression. C’est à cela que sert l’art : à partager des idées. Je crois vraiment qu’on peut faire bouger les choses collective­ment.

Cette année, Depeche Mode permet aux fans de s’inscrire pour gérer la page Facebook du groupe pendant une journée. C’est une façon détournée de dire : “prenez le pouvoir” ?

D’une certaine façon, oui. C’est une manière de pousser les gens à s’exprimer à la fois individuel­lement et collective­ment. Quand je suis arrivé à New York, je voyais vivre ensemble un grand nombre de gens très différents pour la première fois de ma vie. Ici, peu importe la religion, la couleur de la peau ou la culture de chacun, on fait tous partie d’un tout. Et New York est une île ! La preuve que c’est possible de ne pas s’entretuer.

Après toutes ces années ici, trouves-tu encore ce que tu étais venu chercher en quittant Los Angeles ?

J’ai quitté L. A. pour une raison très précise (arrêter la drogue définitive­ment, après des années de dépendance – ndlr). Je voulais changer de vie et garder certaines choses aussi loin que possible de moi. Je suis venu à New York car je me suis rendu compte que j’étais en danger à Los Angeles. Je me mettais moi-même en danger. Et les gens autour de moi me mettaient en danger. Il fallait que je parte. Ça fait dix-huit ans que je suis marié à ma femme, Jennifer. J’ai fondé une famille magnifique. Je suis fier de mes enfants. J’ai désormais une vie très privilégié­e. Ça ne veut pas dire que je me moque du monde autour de moi, mais maintenant je sais ce qui compte vraiment. Quand on arrive à New York, on devient la partie d’un tout. C’est dur de quitter cette ville quand on y a mis les pieds. Si tu t’emmerdes à New York, alors c’est toi qui es emmerdant !

La consommati­on de masse, le culte de l’individual­ité, l’esthétique SM, aujourd’hui la révolte populaire : à travers ses chansons et sa mise en scène, Depeche Mode a toujours anticipé certains mouvements de la société.

Depeche Mode a toujours été une bulle. Mais musicaleme­nt et culturelle­ment, on reflète forcément quelque chose. Longtemps, les rock-critics n’ont pas compris ça. Ils se bornaient à nous poser des questions comme : “Pourquoi vous n’avez pas de batteur ? Pourquoi autant d’électroniq­ue ?” C’était absurde. Ça ne nous a jamais intéressés de reproduire des choses déjà existantes. On a toujours cherché ce qui était dans la marge, ce qui était étrange, ce qui était en germe. Encore aujourd’hui, en studio, si quelque chose a l’air trop normal, il y aura quelqu’un pour dire : “Rendons ça plus bizarre !” Nous venons tous de la classe moyenne anglaise, où règnent une grande normalité, un grand ennui. Notre point commun, à travers la musique, a toujours été de vouloir échapper à ça.

Le nouvel album s’appelle Spirit. Quel est ton rapport à Dieu aujourd’hui ? A-t-il évolué avec le temps ?

Je pense, comme je le disais en parlant de Where’s the Revolution, qu’il y a un esprit qui nous lie les uns aux autres. Je ne sais pas ce qu’est cet esprit, mais j’ai connu trop de coïncidenc­es étranges dans ma vie pour penser le contraire. J’espère que cet album poussera les gens à s’interroger sur eux-mêmes et sur les autres autour d’eux. Notre condition à tous sur cette Terre, c’est de faire des choix. Que ce soit pour s’engager politiquem­ent ou choisir un plat au restaurant. Certains, évidemment, ont moins de liberté dans ces choix, car ils sont victimes de l’oppression. Pour moi, c’est très facile. Je pourrais rester dans mon bel appartemen­t, en haut de ma tour, à regarder New York le reste de ma vie. Mais le défi, pour moi, c’est de réussir à partager certaines choses. La musique donne un sens à cette idée.

Quand tu repenses à ta vie, as-tu l’impression d’avoir vécu plus intensémen­t que des milliers de personnes réunies ?

En vieillissa­nt, j’apprends à profiter davantage de l’instant, sans me soucier de ce qui est arrivé, de ce qui arrivera ou n’arrivera pas. Cette façon de penser m’apporte une plus grande liberté de choix. Je n’ai plus besoin des drogues pour prendre du recul sur ma personne et sur ma vie. J’ai mis une énergie incroyable, quand j’étais plus jeune, à essayer de m’éloigner de moi-même. Puis j’ai appris à m’accepter. Ce qui est évidemment un chemin vers l’acceptatio­n des autres.

album Spirit (Columbia/Sony), sortie le 17 mars en version standard, deluxe et vinyle concerts le 12 mai à Nice, le 29 à Lille; le 1er juillet à Saint-Denis (Stade de France)

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 ??  ?? Martin Gore, Dave Gahan (au centre) et Andy Fletcher
Martin Gore, Dave Gahan (au centre) et Andy Fletcher
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