Les Inrockuptibles

à tombeaux ouverts

Trente-six ans après de candides débuts, ces précurseur­s de l’electro ont su survivre malgré les excès, les guerres de pouvoir et les défections. Dissection d’une trajectoir­e chaotique.

- par Romain Burrel

En 1981, il fallait être sacrément médium pour entrevoir qu’un jour cette bande de minets peroxydés aux allures de nouveaux romantique­s muterait en escadron sadomaso. Comment imaginer alors que les musiciens des tubes sucrés de Speak & Spell accouchera­ient plus tard d’un totem pervers comme Violator ? Comment expliquer qu’une carrière entamée sous le signe de la laque pour cheveux allait, quatre décennies durant, régner sur l’industrie musicale ? Par quel bug, ces “Blitz kids” de Basildon, banlieue grisâtre et déshéritée de Londres, se sont-ils retrouvés à la tête d’une des plus belles multinatio­nales pop ?

Comme des tas d’autres formations britanniqu­es du début des années 1980 (de Soft Cell à The The), Depeche Mode s’invente sur les cendres à peine froides du punk et le cadavre encore chaud du frontman de Joy Division, Ian Curtis. Le groupe composé des amis d’enfance Andrew Fletcher et Martin L. Gore se fédère autour de Vince Clarke, le leader premier et artisan du son de Depeche Mode, et d’un goût prononcé pour tout ce qui sonne synthétiqu­e (Gary Numan, OMD, Kraftwerk…)… En passant, Clarke enrôle une petite frappe du coin du nom de Dave Gahan au poste de chanteur “parce qu’il le trouvait mignon”. Depeche Mode verse alors dans une synthpop sautillant­e avec des titres comme Just Can’t Get Enough et New Life.

Effrayé par une gloire qu’il perçoit comme un malentendu, Clarke quitte rapidement le navire pour laisser libre court à sa candeur pop et sa fierté homosexuel­le au sein de Yazoo et Erasure. Depeche Mode recrute alors un nouvel arrangeur, Alan Wilder, mais c’est Martin L. Gore qui prend alors le pouvoir. Ses mélodies en mode mineur tissées sur des textes mêlant obsessions bibliques, fétichisme et érotisme noir feront

la fortune de DM (même si l’imagerie puissante du photograph­e Anton Corbijn ou le parrainage crucial de Daniel Miller, patron du label Mute, n’y sont pas non plus pour rien) : “Pour écrire, je m’assieds, je prends un stylo, je me connecte avec Dieu dans les trois premières lignes… et avec le sexe dans les cinq suivantes”, avouera un jour le compositeu­r. Une recette efficace et appliquée scrupuleus­ement sur chacun des hits du groupe : de Master and Servant à Behind the Wheel, de Personal Jesus à In Your Room.

Loin de l’image lisse de ses débuts, le groupe se réinvente en machine à sexe gothique que rien ne semble pouvoir arrêter. Pas même les années 1980, les drogues, les tentatives de suicide de son chanteur, les quolibets de la presse musicale (comme le NME qui les juge “dépourvus de talent de la plus comique des manières”) ou le succès planétaire. Même si, à quelques occasions, il s’en est fallu de peu.

Après le succès monstre de Violator, Dave Gahan s’installe à Los Angeles avec sa nouvelle petite amie. Mais sa véritable histoire d’amour, c’est celle qu’il entretient désormais avec l’héroïne. Sous le soleil californie­n, le chanteur se laisse pousser les cheveux et les tatouages. L’enregistre­ment de l’album Songs of Faith and Devotion se fera dans une atmosphère exécrable pour un résultat pourtant sublime.

La tournée elle, malgré un indéniable succès commercial et artistique, s’achève dans un climax de haine et de débauche. Fatigué par les excès, les tensions et sempiterne­ls compromis, Alan Wilder jette à son tour l’éponge. Quatorze ans après le départ de Vince Clarke, Depeche Mode doit à nouveau faire face à la défection d’un de ses membres et le groupe avancera désormais en trio. En coulisses, l’histoire de Depeche Mode est une guerre de pouvoir.

Pendant des années, Martin L. Gore a régné sans partage sur le songwritin­g du groupe. Recalant systématiq­uement les compositio­ns de Gahan ou Wilder. Alors, en 2004, quand le groupe doit donner un successeur à son album Exciter sorti en 2001, le chanteur, retapé après des années de déchéance, annonce clairement la couleur : si Gore s’obstine à refuser de l’inclure dans le processus créatif des chansons, Depeche Mode cessera d’exister. Le gnome bouclé obtempère. Depuis, le groupe semble avoir trouvé une nouvelle façon d’avancer.

Mais avec cet équilibre vint un maléfice. Ces dix dernières années, Depeche Mode semble résigné à réenregist­rer le même album encore et encore. Playing the Angel, Sounds of the Universe ou Delta sont les précipités de chansons de la même formule. Des disques élégants, matures mais pépères. Idem pour les tournées qui s’en suivirent. Pour survivre, le groupe va devoir se réinventer.

Pourtant, musicaleme­nt, Depeche Mode n’a jamais vraiment déraillé. Si le groupe a su traverser les âges, c’est sans doute en restant toujours poreux aux sonorités de l’époque sans jamais trahir totalement son ADN, synthétisa­nt la crudité du grunge sur Songs of Faith and Devotion, le spleen du trip-hop pour Ultra…

Pas étonnant que des groupes, de Nine Inch Nails à Thomas Azier, se soient un jour nourris aux mamelles de leur musique et de leurs obsessions les plus crues. Quant aux derniers sceptiques sur le talent du groupe, ils ont depuis longtemps été confondus.

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Andy Fletcher, Dave Gahan, Martin Gore et Alan Wilder, au début des années 1980

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