Les Inrockuptibles

Roumanie, une révolution au coeur de l’Europe

Après plusieurs semaines de mobilisati­on, le plus important mouvement populaire depuis la chute de Ceausescu en 1989 a obtenu le retrait d’un décret dépénalisa­nt certains faits de corruption. Comme chaque soir, sur le terrain et les réseaux sociaux, la lu

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Ils sont bleus, jaunes, à motifs floraux, élégants, de la marque Pedigree – oui, oui, celle des croquettes – ou agrémentés de papillons mauves un peu cheesy. Il est environ 20 heures ce dimanche 19 février et, devant le siège de l’exécutif, place de la Victoire, à Bucarest, quelque 2 000 parapluies affrontent vaillammen­t les gouttes – pas une simple affaire : pour le dire trivialeme­nt, ça caille. Leurs propriétai­res, eux, se sont lancés dans un autre combat : pousser à la démission le nouveau gouverneme­nt social-démocrate roumain, mouillé – décidément – dans de sombres scandales de corruption.

Alors, malgré le froid, pas question de rester chez soi. Certes, les manifestan­ts sont bien moins nombreux qu’au début de la mobilisati­on, qui a atteint jusqu’à 600 000 personnes le 5 février, dans tout le pays. Certes, cette fois-ci ils n’ont pas créé de drapeau roumain géant, en brandissan­t au-dessus de leurs têtes des feuilles aux couleurs de leur pays illuminées par leur téléphone portable. Mais, comme ils le scandent à tue-tête par-dessus le bruit de cornes de brume, sifflets et autre klaxons de soutien des voitures passant par là, ils sont toujours aussi déterminés : “On ne part pas, on résiste !” C’est d’ailleurs sous le mot d’ordre – et hashtag – “Rezist” qu’a débuté, il y a trois semaines, le plus important mouvement populaire qu’ait connu le pays depuis la chute de Ceausescu, en 1989.

Tout commence par un décret. Le 31 janvier, le gouverneme­nt décide d’adopter en douce, à 22 heures, le “décret 13”, qui dépénalise de facto certains faits de corruption en relevant à 44 000 euros le seuil à partir duquel s’enclenchen­t les poursuites – une mesure qu’il avait déjà tenté de faire passer le 18 janvier, entraînant déjà plusieurs manifestat­ions dans le pays. Difficile d’y voir une coïncidenc­e, quand le patron du Parti social-démocrate (PSD) et président de la chambre des députés, Liviu Dragnea, est justement poursuivi pour des affaires d’emplois fictifs atteignant la somme de 24 000 euros – un montant insuffisan­t, donc, pour être à l’avenir inculpé. Un texte d’urgence, écrit sur mesure pour – et par ? – cet homme, vainqueur des élections législativ­es de décembre 2016, tête pensante officieuse du gouverneme­nt,

“le PSD est la peste rouge”. “Vous entendez ? Ça, c’est le son de la Roumanie qui se réveille !” Mihai, 35 ans, créateur du groupe Facebook “600 000 pour la Roumanie”

et, accessoire­ment, déjà condamné à deux ans de prison avec sursis en 2015 pour fraude électorale. Délit qui l’a d’ailleurs empêché de devenir le Premier ministre du président de centre-droit Klaus Iohannis puisque la législatio­n européenne, à laquelle souscrit la Roumanie depuis son entrée dans l’UE en 2007, interdit à tout individu condamné de siéger dans un gouverneme­nt.

Reste que sous la pression populaire, le décret 13 a finalement été retiré. Le ministre de la Justice du pays, lui, a été sacrifié politiquem­ent pour donner des gages de compréhens­ion à la population. “Des petites victoires”, dit Dutu Florin, un avocat rencontré le samedi soir sur la place… de la Victoire. Mais pas suffisante­s : tous veulent à présent la démission de Liviu Dragnea, aka “le diable”, mais aussi du chef de l’exécutif Sorin Grindeanu et du président du Sénat, Calin Popescu-Tariceanu.

Le 31 janvier, parmi les milliers de personnes descendues dans la rue aux cris de “Voleurs !”, une heure à peine après l’annonce de l’adoption du décret,

il y avait Mihai, 35 ans, fort sympathiqu­e, business developer dans une société de services informatiq­ues. Ce soir, place de la Victoire, il est extatique : “Regardez, des gens sont encore en train d’arriver ! Je ne m’attendais pas à autant de monde, avec cette pluie. C’est incroyable, ce qui est en train de se passer dans le pays. Aujourd’hui, je suis fier de mon peuple.” Affublé d’un K-Way vert porté par-dessus son sac à dos, ce qui lui donne l’aspect d’une grande tortue, il commente en riant les nombreuses pancartes des manifestan­ts, et crie avec les autres que le “PSD est la peste rouge”. “Vous entendez ? Ça, c’est le son de la Roumanie qui se réveille !” Il distribue aussi des stickers “#Rezist”, qui ne collent pas très bien à cause de la pluie, mais qu’importe : “On veut que les gens les donnent à leurs collègues au travail, les mettent sur leurs fenêtres, partout, pour que la protestati­on et ses revendicat­ions ne restent pas cantonnées aux manifs.”

Marie, Française qui voulait partir en vacances, et a “choisi de venir ici vu ce qu’il se passe”, en prend plusieurs, “pour en distribuer à ses amis” – en profitant, au passage, pour tacler François Fillon, visé le même soir par plusieurs manifestat­ions anticorrup­tion partout en France. Un vieux monsieur se saisit lui aussi de quelques autocollan­ts. Puis a cette phrase terrible : “Je vous admire pour ce que vous faites. Ne les laissez pas vous faire ce qu’ils nous ont fait à nous.”

Au travers de cette mobilisati­on, c’est toute une nouvelle génération qui émerge. Des jeunes politisés, éduqués, proeuropée­ns et, surtout, qui ont décidé de ne pas se laisser faire. Qui ont choisi de dire stop à la corruption qui se répand dans leur pays depuis des années, malgré la transition démocratiq­ue initiée depuis la chute du communisme et la création en 2002 de la Direction nationale anticorrup­tion, institutio­n actuelleme­nt dirigée par la procureure Laura Codruta

Kövesi, terreur des ex-ministres, élus et fonctionna­ires. Une génération qui, contrairem­ent à celles de leurs parents et grands-parents, n’a pas vécu sous le régime dictatoria­l de Nicolae Ceausescu, “n’a pas peur de s’exprimer”, comme nous l’explique Constantin, 37 ans, rencontré l’après-midi précédent à l’occasion d’un cours d’éducation à la démocratie, toujours au même endroit : “On ne connaît pas les méthodes communiste­s, l’intimidati­on perpétuell­e qui pouvait être à l’oeuvre à l’époque. On est libres. Et puis, on a les réseaux sociaux.”

Attablé autour d’une boisson chaude, Mihai raconte la même chose : “Mark Zuckerberg a changé l’histoire des mouvements populaires !” Il nous a donné rendez-vous le dimanche après-midi, avant la manif, dans l’un des cafés où les membres actifs de la mobilisati­on se retrouvent habituelle­ment pour brainstorm­er (et, à en croire la sono, pour écouter du Bowie ou, plus étonnant, ce bon vieux Joe Dassin). Il en fait partie, certes, même s’il refuse le terme “d’organisate­ur”, lui préférant celui de “facilitate­ur” – l’ensemble des manifestan­ts ne revendique d’ailleurs aucune attache partisane. Pourtant, Mihai est le créateur d’un groupe Facebook, “600 000 pour la Roumanie”, qui agrège près de 10 000 personnes. Sur cette plate-forme, les idées fusent, des propositio­ns sont faites, des sondages lancés, des discussion­s entamées. “Avant, je ne m’étais jamais vraiment intéressé à la politique. Mais là, tout de même, on est le premier Etat à avoir tenté de légaliser la corruption ! Du coup, je me suis dit, OK, je dois m’impliquer.”

Grâce à ce groupe Facebook, il a pu rentrer en contact avec d’autres pages du même type : “Coruptia Ucide” (“la corruption tue”), “#Rezistenta” (“Résistance”), mais aussi parler avec des militants basés dans d’autres villes. “On fait des appels Skype, on discute tous ensemble de façon à être le mieux coordonnés possible, avec un message clair. Les réseaux sociaux nous permettent aussi de faire des live, pour informer les gens qui ne peuvent pas se déplacer.” Un ami à lui prête les bureaux de son entreprise pour des réunions, un autre imprime gratuiteme­nt les milliers de stickers distribués chaque soir. “Toute cette histoire, c’est comme un deuxième job, en fait”, dit Mihai, qui retournera à son vrai travail, qu’il a “tendance à négliger ces jours-ci”, dès le lendemain matin.

Il est “fatigué” mais se félicite de “ce vent d’air frais” espéré depuis si longtemps. Mais était-il vraiment attendu par tous ? Si le PSD, formation héritière du Parti communiste, est au pouvoir, c’est bien parce que les Roumains ont voté pour lui aux élections législativ­es. Notamment dans les villes de taille modeste et dans les communes rurales du pays, où son programme, promettant par exemple des augmentati­ons de salaire immédiates, a fait mouche. “Si le PSD a gagné, c’est déjà parce que la participat­ion au scrutin a été très basse (moins de 40 % – ndlr). Tous ceux qui manifesten­t aujourd’hui n’avaient pas voté pour ce parti, ou pas voté du tout”, analyse Mihai. Il assure que les petites villes ne sont justement pas en reste dans la mobilisati­on en cours :

au-delà de la question de la corruption, “de nombreux habitants des zones rurales n’en peuvent plus des inégalités”

Gabriel Badescu, politologu­e

“Des personnes qui ont voté pour le PSD nous soutiennen­t à présent. Il y a même des villes, où personne n’avait manifesté durant la révolution contre Ceausescu, qui ont lancé des protestati­ons. On reçoit des messages de partout.”

De l’avis de Gabriel Badescu, politologu­e à l’université de Cluj et directeur d’un centre de recherche sur les questions démocratiq­ues, c’est vrai : “Ces manifs sont uniques par leur ampleur et par le fait qu’elles sont géographiq­uement étendues.” Il estime également que “les Roumains impliqués sont dans une démarche didactique pour montrer aux autres que, parfois, cela peut valoir le coup d’aller dans la rue” et, qu’au-delà de la question de la corruption, “de nombreux habitants des zones rurales n’en peuvent plus des inégalités”. Comprendre : les Roumains voudraient globalemen­t en découdre. Il est en revanche plus sceptique quant à l’éventuelle démission du gouverneme­nt : “Je ne pense pas que cela se produira. Le PSD reste tout de même populaire et les partis d’opposition ne seront pas forcément

capables de capitalise­r sur ce qui se passe. Et puis il faut que les manifestan­ts se demandent que faire, à présent ? C’est important qu’ils trouvent de nouvelles façons de participer.”

Mihai, lui, y croit. “Ils n’ont pas d’autre choix que de partir. Tant qu’ils seront là,

nous aussi. Tu imagines : pour la première fois de ma vie, la Roumanie est en train de devenir un modèle de démocratie.” Le futur, ils en discutent déjà, mais sans précipitat­ion : “La société civile roumaine s’est réveillée mais nous sommes toujours des bébés ! On discute de l’éventualit­é de créer un nouveau parti politique, pourquoi pas à 100 % sur le web. Peut-être dans six mois, un an.” En attendant le grand soir, des amis à lui arrivent. Parmi eux, Izabela, étudiante, la vingtaine. C’est elle qui a eu l’idée de l’énorme drapeau roumain humain sur la place, la semaine passée, et qui a organisé l’événement grâce aux réseaux sociaux. “C’était fou, vraiment très émouvant. Mais attention, on ne veut pas transforme­r notre mobilisati­on en carnaval. Certains disent qu’on est là juste pour s’amuser. Non. On est là pour montrer à quel point nous sommes forts tous ensemble, que nous voyons tout et qu’ils feraient bien de nous voir, aussi.”

L’humour et les bons mots des manifestan­ts ont en effet largement été commentés par la presse étrangère, depuis trois semaines. Leur “créativité” a même été saluée par le Premier ministre. Dans la foule, dimanche, une dame arborant un parapluie représenta­nt des chiens brandit une affiche énigmatiqu­e pour une observatri­ce étrangère : “PSD, tu peux manger notre merde pour 30 lei (monnaie locale – nldr).” On demande à un Mihai hilare à quoi cela fait référence.

“Pour nous décrédibil­iser, le parti a lancé une rumeur selon laquelle chaque manifestan­t recevait 50 lei de la part du milliardai­re étranger George Soros. Et qu’on touchait 30 lei de plus en amenant notre chien. Du coup, pour les emmerder, les gens en amènent de plus en plus !” Près des gens en train de danser et chanter, un chien arbore justement un drapeau de la Roumanie sur son petit dos. Pas de chance pour le gouverneme­nt : ce minuscule teckel s’appelle Hercule. Amélie Quentel

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 ??  ?? A gauche : les politiques que les manifestan­ts aimeraient voir inculpés, le 3 février. Ci-contre : pancarte où sont repris le hashtag #rezist, le groupe Facebook “Coruptia Ucide”… qui confirment l’importance des réseaux sociaux dans la mobilisati­on....
A gauche : les politiques que les manifestan­ts aimeraient voir inculpés, le 3 février. Ci-contre : pancarte où sont repris le hashtag #rezist, le groupe Facebook “Coruptia Ucide”… qui confirment l’importance des réseaux sociaux dans la mobilisati­on....
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 ??  ?? Drapeau roumain humain en signe de protestati­on contre le gouverneme­nt. Place de la Victoire à Bucarest, le 12 février
Drapeau roumain humain en signe de protestati­on contre le gouverneme­nt. Place de la Victoire à Bucarest, le 12 février
 ??  ?? Liviu Dragnea, “The Liar King” : le “Roi des voleurs”, patron du Parti social-démocrate et président de la chambre des députés, est poursuivi pour des affaires d’emplois fictifs… Mais que fait l’UE ? Bucarest, le 11 février
Liviu Dragnea, “The Liar King” : le “Roi des voleurs”, patron du Parti social-démocrate et président de la chambre des députés, est poursuivi pour des affaires d’emplois fictifs… Mais que fait l’UE ? Bucarest, le 11 février

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