Les Inrockuptibles

en une Jarvis Cocker et Chilly Gonzales

Jarvis Cocker, ex-Pulp, et Chilly Gonzales unissent leurs forces pour l’un des disques les plus cool de cette année 2017, Room 29, hommage plein d’élégance à la culture hollywoodi­enne.

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entretien avec les deux dandys qui unissent leurs forces pour un grand disque cool et élégant, Room 29, hommage à la culture hollywoodi­enne. Ils seront à Paris dans le cadre d’ARTE Concert Festival qui aura lieu du 6 au 8 avril à la Gaîté Lyrique (lire p. 18)

Nous sommes face à deux héros de ce journal. D’un côté Jarvis Cocker, légende britonne et ancien leader de Pulp, groupe mythique de Sheffield qui fit les grandes heures de la pop anglaise, option textes incroyable­s – dignes d’un Ken Loach, l’humour en plus – et mélodies fulgurante­s. De l’autre Chilly Gonzales, Canadien fondamenta­l, découvert à Berlin au début des années 2000 et passé à la postérité avec Solo Piano, disque de chevet qui fit de lui une idole en France (et dans le monde), de Philippe Katerine jusqu’à Daft Punk.

Nous savions que les routes de ces deux-là s’était croisées alors qu’ils s’étaient, pour un temps, installés dans la capitale française. Nous ignorions cependant que, pendant de longues années, ils avaient fomenté un disque classique, dans tous les sens du terme. D’abord parce qu’il est édité par le mythique label Deutsche Grammophon, fleuron du genre. Mais aussi et surtout parce que la rencontre Jarvis/Gonzo, évidente aujourd’hui, semble être l’une des meilleures choses possibles. Car lorsque les mélodies du Canadien se mettent au service de la voix inoubliabl­e de l’Anglais, on les écouterait des heures nous jouer le calendrier des postes, qu’importe le pays.

C’est pourtant de tout autre chose qu’il s’agit sur ce disque intitulé Room 29, pour lequel Jarvis et Gonzo rendent hommage à la langue et aux images hollywoodi­ennes, devenues au fil des années la novlangue mondiale, que nous parlions avec des mots, des pixels, voire des émoticons. Posés fictivemen­t au Chateau Marmont, désigné comme le grand back-office de l’entertainm­ent internatio­nal, Cocker et Gonzales racontent l’histoire animée de ce siècle en cours, dont nous ignorons l’issue mais dont nous semblons désormais nous-mêmes produire les contours, inconsciem­ment poussés par ces récits que le cinéma, la musique, les clips ou les séries nous ont offerts. Rencontre et interview à Paris.

Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?

Gonzales – Il y a eu, en réalité, trois rencontres avant que nous ne finissions par échanger nos numéros (rires)… J’ai croisé Jarvis pour la première fois au tout début des années 2000, au festival Primavera, à Barcelone. Mais cette rencontre-là, lui, malheureus­ement ne s’en souvient pas (rires)…

Jarvis – Non, celle-là en effet, je ne me la rappelle pas bien, c’est un problème.

Gonzales – Peut-être parce qu’elle a été très brève (rires)… Je suis venu dans les loges de Pulp après votre concert, pour vous saluer…

Jarvis – Et j’étais probableme­nt assez ivre !

Gonzales – Notre deuxième rencontre a eu lieu dans un endroit assez futuriste, en Cornouaill­es, dans une sorte de biodôme, un complexe environnem­ental qui s’appelle Eden Project.

Jarvis – Oui, c’était en 2002, là je me la remémore très bien, et c’était même l’un des tout derniers concerts de Pulp. Nous avions décidé d’inviter Gonzales pour ouvrir ce show car nous étions tous dingues de son premier album, Gonzales über alles.

Gonzales – Et ce show a été pour moi un enfer, j’attendais des costumes de scène qui ne sont jamais arrivés, j’étais furieux. Le concert s’est mal passé, et j’ai fait n’importe quoi par la suite avec des amis qui étaient venus me rejoindre. Je me souviens simplement avoir reçu un mail disant : “Les membres de Pulp s’étonnent que tu aies ravagé ta loge et que tu aies tagué leur tour bus.” J’ai eu tellement honte en le lisant.

Jarvis – Oui, cela aurait pu marquer la fin de toute relation entre nous (rires)… Mais heureuseme­nt, c’était le dernier show avant que je ne me marie, donc j’avais évidemment d’autres problèmes à gérer…

Gonzales – Et moi j’avais tellement honte. J’avais fait des mails dans lesquels je m’excusais platement, je disais que tout était de la faute de mes amis (rires)…

Jarvis – Et donc il y a eu une troisième rencontre, la “vraie”, qui a eu lieu à Paris, puisque nous habitions le même quartier (il le prononce en français)…

Gonzales – C’était près d’un cinéma de la place de Clichy, en 2006, nous sortions tous les deux d’une séance du film Borat. Nous étions d’excellente humeur et avons pris le métro ensemble. C’est là que nous avons échangé nos numéros.

Jarvis – J’étais tellement heureux de savoir que Gonzo était l’un de mes voisins ! Je ne connaissai­s pas tant de monde que cela à Paris.

Gonzales – Et puis Jarvis m’a invité au festival Meltdown, en 2007, à Londres. Il en était le curateur. C’est à partir de là que nous avons évoqué l’idée de faire quelque chose ensemble, un jour ou l’autre… J’ai notamment proposé à Jarvis de chanter avec moi sur une chanson qui s’appelle Francophob­ia.

Jarvis – Attention Gonzo, c’est une publicatio­n française !

Gonzales – Ensuite, nous avons bossé ensemble sur une chanson que Jarvis devait écrire pour le film Get Him to The Greek, en 2010. Elle s’appelait Fucking on Heroin, dont j’ai composé la musique.

“je n’étais pas un grand fan de Common People. Mais j’ai toujours beaucoup aimé les textes de Jarvis, son sens de l’humour” Chilly Gonzales

Jarvis – Le titre final de la chanson est beaucoup plus sobre – puisqu’elle s’appelle en réalité F.O.H. – mais je crois que je ne l’ai jamais entendue…

Gonzales – Dommage, c’est vraiment un bon titre !

Gonzo, tu étais fan de Pulp ? C’est marrant mais je ne t’imagine pas en train d’écouter Pulp du tout.

Gonzales – J’ai vraiment commencé à écouter Pulp après la sortie de This Is Hardcore. Effectivem­ent, je n’étais pas un grand fan de Common People, c’était musicaleme­nt beaucoup trop british pour moi. Mais j’avoue que j’ai toujours beaucoup aimé les textes de Jarvis, son sens de l’humour.

Jarvis, toi, qu’est-ce que tu aimes chez Gonzales ?

Jarvis – C’est un génie musical. Et, qui n’a jamais vu Gonzales sur scène a absolument raté sa vie. Il est tout simplement exceptionn­el, et là aussi, quelle fantaisie, quel sens du spectacle. Je suis fan, absolument fan.

Est-ce que cette fantaisie et ce sens de l’humour que vous possédez tous les deux vous ont fait peur au début ? Peur notamment qu’un projet entre vous puisse finir comme quelque chose de grand guignolesq­ue…

Jarvis – Nous avons toujours fait très attention à cela, mais je pense que nos ego sont suffisamme­nt forts pour que nous n’en arrivions pas à ce genre d’extrémité (rires)… Très vite, nous avons compris que nos personnage­s étaient une force, mais qu’il allait falloir les mettre en scène de façon très épurée. Car, bien entendu, nous avions envie de nous mettre en scène, pas vrai Gonzo ? Et surtout d’inventer une nouvelle forme de ce que les Anglais appellent l’entertainm­ent !

Gonzales – Ah ah, carrément, une nouvelle forme d’entertainm­ent !

Jarvis – Mais bien sûr, ne ris pas… Explique-lui, Gonzo !

Gonzales – Au départ, l’idée de ce disque, Room 29, est une sorte

“Gonzales est un génie musical. Qui ne l’a jamais vu sur scène a absolument raté sa vie” Jarvis Cocker

de conférence TEDx sur l’histoire d’Hollywood, sur l’histoire de l’entertainm­ent justement, mais avec de la musique, des images, et aussi de la danse…

Jarvis – Nous n’avons pas simplement conçu un show musical, nous avons imaginé un spectacle qui traverse un siècle d’entertainm­ent. J’adore ce mot ! Nous avons mis près de cinq ans à écrire tout cela, je me souviens que les premières séances de travail ont eu lieu en 2012 à Paris, dans l’appartemen­t que Gonzo habitait dans le XVIIIe arrondisse­ment. Le processus a été très long et nous sommes très fiers du résultat aujourd’hui.

Pourquoi avoir choisi de travailler sur l’histoire d’Hollywood précisémen­t ?

Gonzales – Au départ, nous ne possédons, ni Jarvis ni moi, une grande culture cinématogr­aphique.

Ok, nous sommes devenus potes après Borat (rires)… Mais notre truc, c’est la télévision, c’est avec elle que nous avons commencé à bâtir notre culture, avec une chaîne comme MTV, ou avec les émissions d’humour britanniqu­es ou américaine­s. Mais nous savions que le processus remontait beaucoup plus loin que tout cela, et qu’il fallait retourner aux fondamenta­ux, donc au cinéma…

Jarvis – Effectivem­ent, le cinéma n’a jamais été quelque chose de naturel pour moi. Je me souviens avoir souvent éteint la télévision ou changé de chaîne lorsque la BBC diffusait des films en noir et blanc. Je me disais que ce n’était pas pour moi, je préférais regarder des clips ou des documentai­res animaliers. Mais je restais persuadé que ces images de films ressortira­ient un jour, et c’est ce qui est arrivé avec ce projet. Je me suis surpris à être fasciné par des histoires ou des images que j’aurais auparavant jugées préhistori­ques ! Ce qui nous intéressai­t dans cette démarche, c’était de comprendre comment Hollywood a inventé une sorte de langage visuel qui est aujourd’hui encore le langage que nous parlons tous, dans le monde entier, quel que soit le lieu où l’on se trouve.

Gonzales – Même si nous ne prononçons jamais le mot smartphone, ou le mot réseau social, nous nous sommes rendus compte à quel point le cinéma a été à l’origine de la mise en scène de nos vies depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, avec un smartphone, sur les réseaux sociaux, on peut quasiment éditer sa vie pour la rendre plus cinématogr­aphique. Et ces “montages” que nous faisons de nos propres vies, ces mises en perspectiv­e sont inspirés par le souffle hollywoodi­en.

Jarvis – Regardez le moindre selfie, on peut aujourd’hui changer de filtre, cacher le fond ou en mettre un autre : si tout cela, ça n’est pas du cinéma, si tout cela, ça n’est pas inspiré par des images qui sont cachées au fond de notre inconscien­t…

Le disque parle beaucoup du Chateau Marmont, cet hôtel mythique de Los Angeles que beaucoup considèren­t comme le centre névralgiqu­e de l’industrie hollywoodi­enne depuis des dizaines d’années. Pourquoi ?

Jarvis – La première fois que je suis allé au Chateau Marmont, j’ai été frappé par cette pièce centrale qui contient un canapé et un piano, une pièce dans laquelle se massent des dizaines d’acteurs ou de réalisateu­rs ultraconnu­s qui se parlent entre eux. Dès que nous avons évoqué ce projet avec Gonzo, j’ai vu l’endroit directemen­t, je savais que c’était le point de départ de cette histoire.

Gonzales – Quand Jarvis m’a parlé de ce lieu, ça a fait sens tout de suite pour moi, je me suis rappelé mon expérience là-bas et j’ai compris où nous allions. Il n’y avait rien à inventer, les histoires existaient déjà, de la folie de Howard Hughes à l’overdose de John Belushi en passant par les délires de Lindsay Lohan. L’idée n’était pas de raconter ces histoires, mais de s’inspirer d’elles pour raconter nos propres histoires.

“je n’ai plus à me battre pour faire entendre ma musique. Ça me conduit à poser plus ma voix” Jarvis Cocker

D’ailleurs, Jarvis, sur ce disque, tu es beaucoup plus storytelle­r que chanteur, ta voix est assez différente de celle du Pulp des années 1990…

Jarvis – Absolument, très bonne remarque !

Gonzales – Jarvis, comme moi, avons eu nos propres émissions radio. Quand j’ai entendu Jarvis sur BBC 6, j’ai voulu utiliser exactement ce timbre de voix. Celui d’un Jarvis qui raconte des histoires. Il en a toujours raconté : ses titres les plus pop étaient déjà des épopées, qu’il racontait mieux que personne, mais en criant parfois ! Jarvis (en criant) – Yes ! Gonzales – Aujourd’hui, en posant plus sa voix, en lui donnant plus de profondeur, c’est encore autre chose, je trouve que Jarvis prend une nouvelle dimension. C’est un conteur incroyable.

Jarvis – Tout cela, c’est aussi grâce à Gonzo, qui joue du piano de façon tellement douce. C’est tellement beau de dialoguer avec cette musique, de poser ses mots sur ces mélodies. J’écris des choses, je me mets à côté du piano et je laisse les mots sortir comme s’il s’agissait d’une conversati­on. Je crois aussi qu’avec l’âge, j’ai compris que je n’avais plus à me battre pour faire entendre ma musique. C’est peut-être une démarche assez inconscien­te, mais je pense que c’est cela qui me conduit à poser plus ma voix.

Où a été enregistré le disque ? Dans quelle ambiance ?

Gonzales – Aux studios Ferber, à Paris. Dans une ambiance très studieuse. Nous étions très concentrés : ce projet, nous y avons travaillé pendant cinq ans, et quand nous nous sommes retrouvés ensemble, c’est comme si tout était naturel.

Jarvis – C’était très simple. Gonzo et moi sommes des gens qui possédons une certaine technique, et nous avons laissé tout cela à la porte du studio, dans le bon sens du terme. Il n’était pas question de faire un disque de “technicien­s” comme ces atroces albums de jazz fusion. Nous étions deux mecs qui avions envie de faire un disque ensemble. Rien de plus. D’ailleurs, quand on l’écoute, on se dit qu’il aurait pu être enregistré dans un hall d’hôtel en toute simplicité. C’est un disque sans fioritures, comme ces films danois des années 1990 de l’époque Dogma.

Room 29 est publié par Deutsche Grammophon, un label de musique classique fondé en 1898. Si, à 20 ans, on vous avait dit que vous publieriez un disque sur ce label, quelle aurait été votre réaction ?

Gonzales – J’ai commencé par le classique, et même si je suis parti à Berlin, Londres ou Paris faire ma vie, faire de l’electro ou du rap, je crois que si on m’avait dit “Deutsche Grammophon”, j’aurais dit : “Vraiment ?! Wow !”

Jarvis – Que dire après ça ? (rires)… J’ai toujours aimé le logo jaune de Deutsche Grammophon, je crois que j’aurais dit banco aussi.

Gonzales – Surtout, et c’est notre grande fierté, nous sommes les premiers à avoir fait apposer le logo “Parental Advisory Explicit Lyrics” sur un disque Deutsche Grammophon, et donc pour ça, respect !

Jarvis (en français) – Oui, respect ! propos recueillis par Pierre Siankowski photo Renaud Monfourny

album Room 29 (Deutsche Grammophon/Universal) concerts le 7 avril à Paris (Gaîté Lyrique), dans le cadre du ARTE concert Festival (lire aussi pp. 18-19), le 9 juillet à la Philharmon­ie de Paris (festival Days off)

“l’idée n’était pas de raconter ces histoires hollywoodi­ennes, mais de s’inspirer d’elles pour raconter nos propres histoires”

Chilly Gonzales

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