Les Inrockuptibles

au coeur de Sevran

D’émissions polémiques en faits divers anxiogènes, la ville de Sevran, en Seine-SaintDenis, rebaptisée le “Molenbeek français”, est devenue le prototype médiatique des cités françaises “sensibles”. Enquête dans cet ancien bastion communiste, loin des stér

- par Mathieu Dejean et Julien Rebucci photo Christophe Beauregard pour Les Inrockupti­bles

rebaptisée le “Molenbeek français”, la ville est devenue le prototype médiatique des cités françaises “sensibles”. Reportage dans cet ancien bastion communiste

Depuis quelques mois, Kaaris n’est plus le seul à répéter frénétique­ment “Sevran” avec un air peu commode au début de ses clips. Sur un ton plus anxiogène que le rappeur, de nombreux médias font de même. Sevran, le “Molenbeek français” d’après Le Figaro, cette ville où les femmes sont interdites dans les cafés, selon un reportage de France 2, et qui serait, plus que d’autres, le point de départ de nombreux jihadistes vers l’Irak et la Syrie. Le cas de Quentin Roy, parti en septembre 2014 après s’être converti à l’islam, est emblématiq­ue.

Cette ancienne commune rouge de 50 000 habitants est devenue le symbole à peu de frais de la radicalisa­tion pour les médias en manque de sensationn­alisme. Dossier tabou de Bernard de la Villardièr­e sur M6 n’a rien arrangé. C’est là qu’il a choisi de braquer sa caméra en septembre 2016, réalisant un reportage à charge contre la “dérive islamiste”. L’hebdo ultradroit­ier Valeurs Actuelles en avait gloussé de plaisir. En quelques mois, Sevran s’est transformé­e en nouveau prototype médiatique des “no go zones”. Même The Economist a évoqué cette “banlieue oubliée” du nord-est de Paris. Pourquoi cette ville jadis tranquille est-elle devenue otage de sa mauvaise réputation ?

Pour comprendre, il faut remonter à 2011. Le quartier de Montceleux, au nord, devient alors le champ de bataille des bandes de jeunes dealers. En un an et demi, huit d’entre eux connaissen­t une mort violente. Les Sevranais assistent à de véritables scènes de guerre en plein jour, à quinze kilomètres seulement de Paris. Par mesure de sécurité, les élèves du centre scolaire Montaigne sont alors “privés” de récréation. En première ligne, l’édile alors EE-LV de Sevran, Stéphane Gatignon, fait une déclaratio­n choc : “Il faut des forces d’interposit­ion, des casques bleus, comme ceux que l’on envoie à l’étranger pour empêcher les belligéran­ts de s’entretuer.”

En faisant allusion à la force d’interposit­ion internatio­nale, l’élu déclenche une polémique au niveau national. Après les émeutes qui ont embrasé la Seine-Saint-Denis à la suite du décès de Zyed Benna et Bouna Traoré dans un transforma­teur EDF

comment retisser du lien social dans un quartier abandonné par les services publics et fui par les commerces ?

de la ville voisine de Clichy-sous-Bois, en 2005, la France découvre une autre commune du 93 : Sevran. Gatignon, docteur ès agitation, en a-t-il trop fait pour attirer l’attention des pouvoirs publics sur sa ville ? “Il a mené une politique à double tranchant, approuve un militant associatif sevranais. Certes, il a réussi à obtenir des subvention­s, mais il a gêné beaucoup de politicien­s avec sa grève de la faim et ses casques bleus. Du coup, il a créé une fronde disproport­ionnée, et maintenant il y a une réaction épidermiqu­e dès qu’on parle de Sevran.”

L’hyperactif Stéphane Gatignon, membre du mouvement de centre-gauche Ecologiste­s !, en convient : “T’es cornérisé quand t’es en banlieue, y compris quand tu es un élu comme moi. On t’enferme dans une sorte de ghetto. Certaines de mes actions ont créé l’idée de baston permanente à Sevran, à tel point que même les personnali­tés qui en sortent ne sont pas lisses, qu’il s’agisse de Serge Aurier ou de Kaaris.” Aujourd’hui, sa ville est l’une des communes les plus pauvres de France, le taux de chômage chez les jeunes y atteint des niveaux record, et les cités, jadis structurée­s par les organisati­ons du mouvement ouvrier, sont désertées par celles-ci. Ici, probableme­nt plus que dans d’autres quartiers moins paupérisés, l’harmonie sociale reste fragile. “Un petit fait divers médiatisé peut détruire d’un coup des années de travail associatif. Je suis un enfant de la ville et je souffre de ces reportages à charge. La population ne s’y reconnaît pas”, témoigne Phaudel Khebchi, 52 ans, directeur de la Micro-Folie, un musée numérique qui a ouvert fin janvier.

“Salam Aleykoum, comment vas-tu ?” Au pied des tours de la Belle-Aurore, cité Montceleux, Faouzi Lellouche connaît tout le monde. A 51 ans, cet ancien directeur d’un magasin de prêt-à-porter a déjà les traits tirés d’un homme qui n’a jamais compté ses heures. Il a tout plaqué, il y a quinze ans, pour rejoindre le milieu associatif, et arbore depuis le même sourire communicat­if. Sa dernière fierté, qu’il tient à tout prix à nous montrer, c’est cette fresque réalisée par les enfants du quartier, au rez-dechaussée d’un immeuble de dix-sept étages, devant la salle de prière qu’il a ouverte il y a quelques années. “Chaque été, tout refleurit et c’est magnifique”, s’enthousias­me-t-il.

Dans sa démonstrat­ion, il est interrompu par un petit bonhomme qui tire sur la jambe de son pantalon. Haut comme trois pommes, l’enfant lui tend un paquet de dattes, suivi de près par son frère et sa soeur qui l’enseveliss­ent presque sous des packs d’eau minérale, sous l’oeil bienveilla­nt de leur aînée. “Ici, on se serre les coudes, explique Faouzi en déposant les victuaille­s à l’entrée de la mosquée. Ceux qui en ont besoin se servent, on sait que la vie n’est pas facile pour tout le monde.”

Depuis 2002, cet ancien boxeur amateur à la barbe poivre et sel préside l’associatio­n El Baraka, qui aide les habitants de ce quartier populaire à reprendre des études ou trouver un emploi. Avec sa femme Fatima, Tarek, Monia, Marie et les autres, il organise également l’aide aux devoirs pour les plus jeunes, et donne des cours de langue étrangère dans la médiathèqu­e flambant neuve qu’ils viennent d’inaugurer. Un vrai centre social autogéré. Ce travail de fourmi souvent peu gratifiant exige beaucoup de sacrifices. Lorsqu’on lui demande, comme une boutade, de qui il ne s’occupe pas dans ce quartier de 4 500 âmes, sa gorge se noue : “Ma famille en pâtit, c’est indéniable. J’aimerais être plus souvent disponible pour eux.” Depuis dix ans, il se retrousse les manches : “Quand on a vu que, face aux violences, aux bagarres et aux réunions nocturnes, les pouvoirs publics étaient absents, on s’est regroupé pour agir”, raconte-t-il. Comment retisser du lien social dans un quartier abandonné par les services publics – à commencer par la police de proximité, supprimée par Nicolas Sarkozy en 2003, alors qu’il était ministre de l’Intérieur – et fui par les commerces – une seule boulangeri­e ouverte pour tout le quartier ?

Pour Faouzi, la réponse s’est imposée de manière empirique : “Je suis musulman, et la religion pouvait recréer du lien social là où il n’y avait plus que de la méfiance et de la peur. C’est ainsi qu’on a trouvé l’oreille attentive des habitants, y compris des jeunes dont l’avenir oscillait entre la mort et la prison.” De 2007 à 2011, il installe une tonnelle au coeur du quartier, qui manque cruellemen­t de lieux de culte. “Elle était composée de bâches et de palettes, mais c’était notre palais des mille et une nuits. Personne ne l’a abîmée, parce qu’on servait de médiateurs”, relate cet artisan de la paix sociale.

“les jeunes se sont réfugiés dans la religion pour retrouver des repères. Cela montre qu’on n’a pas réussi à échafauder un projet collectif” Stéphane Gatignon, maire de Sevran

Mais là encore, l’histoire de Sevran se confond avec le mythe de Sisyphe. Suite à de nouveaux coups de feu, un matin de 2011, faisant trois blessés graves, le préfet décide de mettre un terme à l’expérience. Depuis, une salle de prière financée par les fidèles a ouvert. “Les jeunes se sont réfugiés dans la religion pour retrouver des repères, qu’ils soient musulmans ou évangélist­es, constate Stéphane Gatignon. Pour moi qui suis athée, cela montre qu’on n’a pas réussi à échafauder un projet collectif.”

Les racines de ce niveau de pauvreté et de cet état de fragmentat­ion sociale sont profondes. “Les élites de la classe ouvrière ont quitté l’habitat social au gré de parcours résidentie­ls promotionn­els dans les années 1970-80, explique Renaud Epstein, sociologue spécialist­e de la rénovation urbaine. Les immigrés, longtemps tenus à l’écart du HLM, sont parallèlem­ent entrés massivemen­t dans les cités. C’est ainsi que la déconnexio­n entre le monde des cités et le monde ouvrier organisé s’est effectuée.”

Au sud de la commune, le destin de l’ancienne usine Westinghou­se, fleuron américain de l’industrie ferroviair­e, qui a employé près de 2 000 personnes jusqu’à sa fermeture en 1998, en témoigne. Pour y accéder, il faut traverser le centre-ville historique de Sevran, longer le quartier Rougemont et enjamber le canal de l’Ourcq. Mais, en lieu et place des bureaux de la direction, c’est une église mormone qui a désormais élu domicile, coincée entre le boulevard éponyme de l’entreprise américaine et la récente Bernard Kerveadou, ancien ouvrier de Westinghou­se (fermé depuis dix ans), devant les bureaux de la directiont ransformés en église mormone ligne T4 du tramway. La cloche a remplacé la sirène d’usine qui rythmait la vie des métallos. En ce mois de mars grisâtre, elle peine à couvrir le fracas des engins de chantier qui arpentent la friche monumental­e des anciens ateliers.

Bernard Kerveadou est le grand témoin de ce monde enseveli. Cet ancien ouvrier spécialisé, aujourd’hui âgé de 62 ans, a passé plus de la moitié de sa vie à trimer dans cette fabrique de freins. Lorsqu’il pénètre dans l’enceinte en briques rouges de l’édifice devenu religieux, il ne peut donc pas réprimer un frisson de transgress­ion. Pour lui, l’église de Jésus-Christ

des Saints des Derniers Jours reste le très profane sanctuaire patronal dans lequel il a ferraillé, en tant que délégué syndical CGT, “jusqu’au finish”, comme il le dit avec sa gouaille de titi parisien.

De son passé de tourneur à “la Ouesting”, comme on la surnomme ici, l’homme au pantalon en velours côtelé a gardé des souvenirs épiques. En juillet 1971, quand il fait son entrée à l’usine qui a donné son nom au quartier adjacent – Freinville –, ses yeux d’un bleu cristallin sont émerveillé­s par ce monstre de métal : “Je me souviens de mon premier jour, j’avais 17 ans, les rayons de soleil passaient à travers les vitres et éclairaien­t les machines gigantesqu­es qui s’étalaient à perte de vue. Les huiles solubles projetaien­t un nuage de brouillard. Je me suis dit : ‘Dans quel monde j’arrive ?” La “maison des freins” est alors l’un des deux poumons de la ville, avec le centre industriel Kodak :“Je me suis rendu compte que la moitié de ma classe d’enseigneme­nt technique de Clichy travaillai­t là. Beaucoup de salariés habitaient dans les zones pavillonna­ires de Sevran”, raconte-t-il en contemplan­t les photos d’époque qu’il a soigneusem­ent conservées.

Dans cette entreprise américaine implantée en pleine banlieue rouge, la contre-société communiste est encore très influente auprès de la classe ouvrière. Il faut d’ailleurs peu de temps pour que la CGT approche le nouveau venu dans la chaîne de production : “Des camarades m’ont sollicité, et j’ai adhéré. Comme j’étais mineur, je remettais l’argent que je gagnais sur le compte de mes parents, mais je payais tout de même ma cotisation, ce qui faisait fulminer mon père, qui craignait que je devienne communiste”, s’amuse-t-il, le regard espiègle.

Dès 1975, le jeune garçon d’un naturel timide devient représenta­nt du personnel, puis secrétaire du comité d’entreprise. La liste des acquis sociaux dont bénéficien­t les salariés est impression­nante : associatio­ns sportives, colonies de vacances, aides à la rentrée scolaire, bibliothèq­ue… Le statut d’ouvrier n’est alors pas incompatib­le avec l’émancipati­on culturelle. La puissance syndicale est telle que tous les trois mois, les salaires sont augmentés en fonction de l’inflation, et le travail “au boni” (un système de bonificati­on sous condition de rendement supérieur) permet de gagner un peu plus, ou d’obtenir des bons de sortie. Bernard Kerveadou est le pur produit de cette époque où l’absence de diplôme n’était pas un obstacle à l’ascension sociale : sans CAP, il est passé d’ouvrier spécialisé à cadre technico-commercial. “Malgré tous les drames humains générés par cette entreprise, j’y repense avec émotion et une certaine reconnaiss­ance”, affirme-t-il.

Sevran est bien le creuset d’une élite ouvrière acquise à la geste communiste : de 1977 à 1995, le maire de la ville, Bernard Vergnaud, est PCF, de même que le député de la circonscri­ption, Robert Ballanger, régulièrem­ent élu de 1968 à 1981.

Mais la fermeture de l’usine Westinghou­se à la fin des années 1990, succédant à celle des laboratoir­es Kodak, qui employaien­t des milliers de personnes à Sevran, sonne le glas de cet âge d’or. En tant que premier adjoint au maire, Michel Prin est aux premières loges quand la ville se vide de ses emplois. “Dans son bureau, Vergnaud répétait sans cesse : ‘Sans la taxe profession­nelle de Kodak et de Westinghou­se, Sevran ne s’en sortira pas’. Il n’avait pas tort”, assène ce natif de Bordeaux, qui a gardé l’accent de la région. Sous ses lunettes aux verres fumés, le regard de ce militant communiste de 72 ans balaie tristement les treize hectares de terrain vague laissés sur la friche Kodak, où il a travaillé de 1964 jusqu’à la fermeture.

Depuis 2003, le ministère de la Ville a investi des milliards d’euros dans un vaste plan de rénovation urbaine, l’ANRU. L’objectif était de favoriser la mixité sociale et de résoudre les problèmes d’insécurité dans les cités. De ce point de vue, c’est un “échec total”, selon Renaud Epstein : “La rénovation urbaine a bien changé l’offre d’habitat, mais elle n’a pas attiré les classes moyennes. Et en terme de sécurité, la résidentia­lisation censée favoriser le contrôle social n’a pas abouti à la disparitio­n de phénomènes déviants, mais seulement à leur déplacemen­t d’un quartier vers un autre”.

A l’aube du Grand Paris, la sphère politique semble enfin s’intéresser à Sevran autrement que par le biais sécuritair­e. Sa population exceptionn­ellement jeune et son bouillonne­ment culturel peuvent être le terreau de sa renaissanc­e. La Micro-Folie, installée dans le quartier classé “zone sensible prioritair­e” (ZSP) des Beaudottes, témoigne elle aussi de ce regain d’intérêt. Depuis son inaugurati­on en janvier, la ministre de la Culture, Audrey Azoulay, a fait deux fois l’aller-retour depuis Paris pour le soutenir. “C’est éminemment symbolique, affirme-t-elle. Aucun territoire n’est réductible à ce qu’en disent quelques reportages sensationn­alistes. Ce musée a vocation à donner une possibilit­é d’émancipati­on culturelle aux habitants dans cette période sensible.”

Depuis l’année dernière, en associatio­n avec le service culturel de la mairie, des riverains de tous les quartiers se réunissent chaque samedi pour réécrire la page Wikipédia de la commune. Une façon modeste mais ambitieuse de se réappropri­er leur histoire. Que Paris s’en mêle ou pas, Sevran va de l’avant. Comme le dit Kaaris, devenu une figure tutélaire pour beaucoup de jeunes Sevranais : “J’suis dans mon 80 Zetrei, mon 80 Zetrei/Tu le détruis, on le recrée/Si t’es pas prêt, reste en retrait”.

 ??  ?? Michel Prin, ancien adjoint au maire (PCF) de Sevran, BernardV ergnaud, sur la friche Kodak, où il a travaillé de 1964 à la fermeture, en 1995
Michel Prin, ancien adjoint au maire (PCF) de Sevran, BernardV ergnaud, sur la friche Kodak, où il a travaillé de 1964 à la fermeture, en 1995
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Faouzi Lellouche, président de l’associatio­n El Baraka, au pied des tours de la Belle-Aurore
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Sur le terrain de foot flambant neuf de Montceleux, quartier nord de Sevran
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Le site de l’ancienne usine de systèmes de freins ferroviair­es Westinghou­se, dans le quartier de Freinville, au sud de Sevran, fait partie d’un vaste plan de rénovation urbaine

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