Les Inrockuptibles

Fitzgerald inédit

Seize nouvelles et deux scripts de l’auteur de Gatsby le magnifique sortent en français. Autant de comédies subversive­s au ton doux-amer sur fond de quiproquos absurdes.

- Nelly Kaprièlian

Retrouvés en 2015 dans les archives de la Princeton University, les textes inédits de Je me tuerais pour vous sont, parmi la foule de nouvelles qu’écrivit Fitzgerald au cours de sa vie, des rebuts refusés par les revues auxquelles il collaborai­t régulièrem­ent. Depuis ses débuts en 1919, la nouvelle est une forme qui permet à l’écrivain de gagner confortabl­ement sa vie. Et au moment où il écrit celles-ci (du milieu à la fin des années 1930), Fitzgerald en a plus que jamais besoin : il doit payer l’internemen­t de sa femme, Zelda, en hôpital psychiatri­que, et la scolarité de leur fille, Scottie.

En plus d’essayer de caser ses nouvelles à Esquire ou au Saturday Evening Post qui le paie grassement, Fitzgerald est revenu s’installer à Hollywood dès 1932 pour y travailler comme script doctor sur les scénarios des autres (dont celui d’Autant en emporte le vent). C’est un homme profondéme­nt déprimé qui se sent fini depuis la réception décevante de Gatsby le magnifique, en 1925. Catalogué écrivain du Jazz Age, Fitzgerald se retrouve enfermé dans les thèmes qui ont fait son succès : des histoires d’amour entre jeunes gens sur fond de nuits pailletées, d’excès en tous genres et de fêtes au glamour démesuré.

Les rédacteurs en chef exigent qu’il produise au kilomètre le même type d’histoires, alors que l’écrivain a changé. A propos de ce que le Post attend de lui, il écrit à Zelda : “Dès que j’ai l’impression d’écrire dans un but bassement mercantile, ma plume se fige et mon talent est à jeter aux orties.” Souvent, il parlera même de ses nouvelles comme de “camelote”. Ecrites donc dans l’urgence et pour l’argent, ces nouvelles inédites sont pourtant loin d’être de la camelote, mais elles sont aussi à des années-lumière de la beauté, de la poésie désespérée et de la profondeur des nouvelles autobiogra­phiques de La Fêlure (1936), ou encore de ses romans.

Il s’agit pour chacune d’elles d’un exercice de haute voltige schizophrè­ne pour l’auteur : comment séduire les éditeurs et les lecteurs en leur servant toujours le même cocktail (le gin adoré des flappers, mixé à l’eau de rose la plus sucrée) et en restant fidèle à lui-même ? Un pari impossible. D’ailleurs, sa vision de l’existence, on la retrouvera plus sûrement dans ses deux derniers romans : Tendre est la nuit qu’il écrit quand il revient à Hollywood, et Le Dernier Nabab, resté inachevé (il meurt d’un arrêt cardiaque en 1940, à l’âge de 44 ans), inspiré par la cruauté de l’industrie du cinéma.

Ces dix-huit textes sont comme les hybrides des deux faces de Fitzgerald, le pragmatiqu­e fauché et le véritable écrivain : des histoires d’amour avec happy end à la clé, des comédies aux situations cocasses, absurdes, qui rappellent souvent la prose d’un P. G. Wodehouse, mais où l’écrivain va distiller quelques détails corrosifs, saboter de l’intérieur ce qui aurait pu n’être qu’une histoire insipide, placer ses personnage­s dans une situation d’inquiétant­e étrangeté qui pourrait virer au cauchemar s’il ne les sauvait à la fin (pour plaire à ses éditeurs).

Dans “Cauchemar”, un jeune homme riche se retrouve enfermé dans un asile psychiatri­que par erreur et subit les traitement­s les plus pénibles ; dans “Je me tuerais pour vous”, sur un tournage en Caroline du Nord, une jeune actrice tombe amoureuse d’un séducteur pour lequel des femmes se sont déjà suicidées et, alors qu’elle est pourtant rationnell­e, finira elle aussi par contempler l’idée de mourir. Dans “Voyager ensemble”, un scénariste célèbre se fait passer pour un hobo pour voyager en train et étudier ceux que la Grande Dépression a jetés sur les routes – une histoire étrangemen­t proche des Voyages de Sullivan de Preston Sturges (1941). Il finira par claquer la porte d’Hollywood pour filer sur la route avec une jolie vagabonde.

Dans “Les Femmes de la maison”, un aventurier revient à Hollywood après deux ans d’absence, s’installe dans l’une des maisons d’un acteur connu et tente de reconquéri­r la jeune star dont il est amoureux. Mais suite à une erreur de diagnostic qui lui impute une maladie cardiaque, il se retrouve condamné à rester au lit, surveillé par des infirmière­s coriaces – l’actrice lui échappe, des plants de cannabis sont découverts sur la propriété de l’acteur et, à la fin, il épousera sa secrétaire.

Cette fin est un sommet dans l’art de bâcler une chute. On sent que Fitzgerald n’en pouvait plus de devoir vomir des comédies romantique­s idiotes et qu’il s’amuse ici à les parodier : “Et même si les roses allaient bientôt disparaîtr­e de façon éphémère, il semblait bien que pour ces deux-là, les choses dureraient pour l’éternité.” Toute la nouvelle est écrite comme s’il s’agissait d’un film en cours de tournage : c’est aux mensonges de l’industrie hollywoodi­enne – et comment celle-ci tire son talent vers le bas – qu’il s’attaque à coeur joie.

Car Fitzgerald sait bien qu’il n’y a pas que les roses à être éphémères. Il souffre de dépression et de problèmes cardiaques, et Zelda est devenue folle à force de se croire danseuse. Ses textes regorgent de médecins et d’infirmière­s qu’il tourne en ridicule. Dans l’esquisse d’un script, Chaussons de danse, il met en scène une ballerine russe qui, à la suite d’un accident, ne pourra plus jamais danser mais s’en tire plutôt bien. Dans l’hilarante “Reconnaiss­ance de dette”, il se fout des éditeurs qui exigent de lui des textes commerciau­x au détriment de la littératur­e : l’un d’entre eux, sans scrupules, publie le livre médiocre d’un escroc prétendant être en communicat­ion spirite avec son neveu mort – or, celui-ci est en vie et s’apprête à lui faire un procès. Qui est le plus escroc de tous, si ce n’est l’éditeur prêt à publier n’importe quoi pourvu que ça marche ?

L’écrivain semble en profiter pour se venger de la vie : déguisés en comédies, ces dix-huit inédits sont bourrés de subversion, même si elle est dissimulée sous le burlesque. A moins qu’il n’ait tenté d’y exorciser ses propres malheurs en les rendant comiques, l’humour comme ultime geste rédempteur. Un dernier éclat de rire avant d’avoir le coeur brisé.

Je me tuerais pour vous et autres nouvelles inédites (Grasset/Fayard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville, 480 p., 23 €

Newspapers in French

Newspapers from France