Les Inrockuptibles

quand Scarlett apparaît

Quinze minutes, c’est bien peu pour une rencontre. Sauf avec une star telle que Scarlett Johansson, capable en un temps record d’évoquer son rôle dans Ghost in the Shell, mais aussi d’affirmer ses conviction­s féministes. Top chrono.

- par Jean-Baptiste Morain

Branle-bas de combat rue du faubourg Saint-Honoré. Tandis que les caméras des chaînes de télévision se sont amassées place Beauvau dans l’attente de l’annonce de la démission du ministre de l’Intérieur, Bruno Le Roux, à quelques mètres de là, au sein de l’illustre hôtel Bristol, la star Scarlett Johansson assure la promotion du beau film de Rupert Sanders, Ghost in the Shell, remake de la série de films du Japonais Mamoru Oshii et des mangas cultes de Masamune Shirow. Le palace est plein de journalist­es, de technicien­s, d’agents de sécurité, de café tiède, de macarons vert fluo et de publiciste­s affairés sur leurs ordinateur­s portables.

Une oreillette se met à vibrer : Scarlett Johansson a fini de déjeuner, elle descend de sa suite. Je dois aller l’attendre sur une chaise dans le couloir. “La voilà !”, m’annonce-t-on au bout de cinq minutes. Quatre personnes l’entourent, elle passe devant moi sans un regard, elle n’est pas grande, porte un petit pantalon crème ample et un haut noir à froufrous, sans manche, cheveux dressés sur la tête comme la chanteuse Desireless dans les années 1980. Elle pénètre dans la suite où se déroulera le press junket.

Un gentil organisate­ur (tout le monde est gentil, je tiens à le préciser) m’explique qu’un chronomètr­e est disposé à la droite de Scarlett. Qu’on va le déclencher, dès que je serai prêt, et qu’il s’arrêtera au bout de quatorze minutes pile. Les secondes vont défiler, compte à rebours fatal qui m’indiquera, à 0 seconde, que c’est fini. Dead. T’y penses même pas. Alors, la porte s’ouvrira de nouveau et ils entreront tous. Compris ? Oui. Top ! Il faut entrer dans la pièce tout de suite, ça y est, elle est prête. Scarlett Johansson est là, assise sur un petit canapé, entourée de deux cents technicien­s, éclairée par dix mille projecteur­s, très maquillée

pour les vidéos qu’elle va enchaîner tout l’après-midi. Elle est souriante. Petit serrage de main, qu’elle a fine mais ferme. Je viens de toucher la peau de Scarlett Johansson.

Nous parlons du film, de ce personnage, le major, cette femme-flic unique qu’on a dotée de pouvoirs cybernétiq­ues inédits. Scarlett se racle la gorge, sa voix est rauque, comme dans les films : c’est bien elle. Pense-t-elle que le film prédise un avenir possible ? Elle éclate de rire (oui, je sais, j’ai un accent horrible et je pose des questions idiotes). Scarlett pense que le film de Rupert donne une vision de l’avenir sans doute plus réaliste, toutes proportion­s gardées, que la plupart des films de sciencefic­tion auxquels elle a participé (Captain America, Avengers…) : “Je crois que le film pose la question de notre rapport aux avancées de la science et de la technologi­e, et leurs inconvénie­nts. De la fragilité de la condition humaine. Quand vous gagnez en perfection technique, vous pouvez perdre sur le versant humain…”

En même temps, l’idée qu’elle pourrait elle-même être améliorée grâce à la technologi­e la réjouit soudain : “J’ai tellement de mal à maîtriser mon smartphone, vous savez ! (rires) Selon ce que j’ai lu, je crois que ce sont surtout les avancées en matière de génétique qui risquent d’être utilisées pour ‘améliorer’ le sort de l’espèce humaine. Je suis un peu vieux jeu peut-être, mais je reste attachée à l’être humain et à ses défauts. Je me méfie de toute expérience qui veut tendre à la perfection de l’espèce humaine. Je ne sais pas si ces recherches sont dangereuse­s, mais je crains qu’elles ne soient tout simplement pas intéressan­tes pour l’homme. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe entre les humains. Le vrai danger résiderait dans une tendance à nous détacher les uns des autres, à perdre notre sens de la relation.”

Ne pourrait-on pas dresser un parallèle entre le major du film et son métier d’actrice-star ? Ne s’agit-il pas, dans les deux cas, d’un esprit (l’acteur) glissé dans la peau d’un personnage (ici très virtuel, grâce au numérique) qu’il s’agit de hausser au-dessus du commun des mortels, le temps d’un film ? Scarlett Johansson n’est pas tout à fait d’accord (ou me trouve trop intello) : “Le corps reste très important pour un acteur. Je crois que l’esprit et le corps sont superconne­ctés. Chez tous les humains évidemment, mais encore plus chez les acteurs au travail. Il vous donne souvent des indices émotionnel­s, vous dirige en quelque sorte dans votre jeu. Et il faut, pour jouer, rester à son écoute. Ensuite, le major est un personnage forcément très déconnecté, prisonnier de son corps. Je devais jouer cette frustratio­n.”

Nous glissons doucement sur des zones de conversati­ons davantage tournées vers la politique. Depuis l’élection de Donald Trump, Scarlett Johansson, qui n’a jamais caché son engagement à gauche, a prononcé un discours à Washington le jour de la marche des femmes. Qu’est-ce qu’être une femme, aujourd’hui, aux Etats-Unis ? “De nos jours, nous vivons tous dans une communauté universell­e. Je crois que les femmes aujourd’hui manifesten­t toutes à travers le monde, sur des modes certes différents, les mêmes aspiration­s à la justice et à la liberté. Et je crois aussi qu’elles ont accompli de grands pas les unes vers les autres. Elles acceptent mieux leurs différence­s, ce qui devrait leur donner plus de force pour résister au conditionn­ement qu’on leur impose depuis toujours. Je trouve que le féminisme s’est ouvert. Dans cet esprit, parler d’être une femme aux Etats-Unis serait pour moi marquer une différence, et je ne le souhaite pas. Je vois le féminisme de façon globale.” Récemment, pour le Saturday Night

Live (SNL), Johansson a joué une fausse Ivanka Trump (la fille de Donald) dans une parodie de publicité hilarante pour un parfum appelé “Complicit”. “Ce que j’ai fait pour le SNL était pour moi une façon de me moquer des clichés sur les femmes hyperfémin­ines. Mais aussi de rappeler qu’on peut être une femme sans avoir une conscience féministe et se couler dans les clichés sur les genres. Je ne défends pas toutes les femmes, moi. En tout cas pas celles qui perpétuent une image dégradée et dégradante, limitée et réductrice. Je n’attaquais pas Donald Trump. Je voulais inviter Ivanka à se mêler à la conversati­on, c’est plutôt ça… Le gouverneme­nt ne donne pas d’argent aux mouvements féministes et il n’est pas près de le faire.”

Ça y est, le compte à rebours est presque terminé, plus que quelques secondes. Je me lève, la remercie, lui demande de pardonner mon mauvais anglais. Elle rit et me dit avec un petit accent traînant : “Mais non !” Un temps, puis : “C’est moi qui vous demande pardon pour mon mauvais anglais !” Et elle rit encore. So long, Scarlett.

“je me méfie de toute expérience qui veut tendre à la perfection de l’espèce humaine” Scarlett Johansson

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