Les Inrockuptibles

le temps retrouvé

Depuis près de trente ans, l’homme Hermès, c’est elle. La créatrice Véronique Nichanian, qui se définit comme une “ralentisse­use de temps”, défend une idée de luxe durable qui conjugue modernité et intemporal­ité. Rencontre à Los Angeles, où la maison orga

- par Géraldine Sarratia photo Patrick Swirc pour Les Inrockupti­bles

Please Do Touch”. “Make Time Your Own”. “Persistenc­e is Fruitful”. Sur Sunset Boulevard, de mystérieux sloganshaï­kus inscrits sur des affiches aux couleurs pop ponctuent et électrisen­t les murs de Los Angeles. On les aperçoit à nouveau lorsque le Uber (moyen de déplacemen­t roi ici) pénètre dans Downtown, le nouveau quartier arty et en effervesce­nce de la ville : galeries branchées et restaurant­s bio se succèdent, conférant une ambiance plus européenne ou new-yorkaise à la ville californie­nne. Le jeu de piste continue : les affiches (elles sont l’oeuvre de l’artiste Anthony Burrill) finissent par nous mener à un grand entrepôt, qui semble tout droit sorti d’un film de Michael Mann.

C’est là qu’Hermès organise le défilé de sa collection homme printemps-été 2017, déjà montrée à Paris l’an passé. Les Etats-Unis sont un territoire important pour la maison française : en 2016, elle a réalisé 18 % de son chiffre d’affaires dans la zone Amérique. Et L. A., dont la cote ne cesse de monter, attirant artistes et jeunes en recherche d’espace et de lumière, est devenu un centre névralgiqu­e. Les maisons sont de plus en plus nombreuses à y montrer leurs créations en dehors du calendrier des fashion weeks.

Dans l’entrepôt, ouvriers et technicien­s fignolent l’installati­on des stands et ateliers : une grande fête ponctuera le défilé, le lendemain soir. Elle a été concue comme une déambulati­on géante dans l’univers de Véronique Nichanian, la créatrice homme chez Hermès : dans une des pièces, ses matières fétiches sont encadrées, comme des tableaux que le visiteur est invité à toucher. Dans une autre, des blousons issus de différente­s collection­s laissent percevoir le travail du temps sur le cuir ; dans une autre encore, les vinyles permettent d’écouter les bandes-son des défilés homme imaginées avec Thierry Planelle. On tombe alors sur la créatrice qui termine les derniers essayages dans une pièce transformé­e en showroom. D’un geste précis, elle ajuste la tenue d’un mannequin – short, blouson coupe-vent bleu océan et sandales. Sur les portants, on reconnaît quelques-unes des pièces phare de cette collection très pop, parfaiteme­nt adaptée au chic laid back californie­n : des bombers en cuir et croco, des motifs tie&dye des blousons jaune vif ou encore un spectacula­ire sac de bowling au percutant motif gueule de requin. “Cette collection dans sa conception a été totalement évidente pour moi, dans son approche de la légèreté, au sens propre comme au figuré. J’ai eu par exemple très vite la musique du finale en tête. Je savais d’emblée qu’elle s’achèverait au son de All You Need Is Love des Beatles”, explique Véronique Nichanian.

Dans le monde de la mode, qui n’aime rien tant que faire valser les têtes des stylistes au bout de deux ou trois saisons, Véronique Nichanian est une heureuse exception : elle dessine l’homme Hermès depuis bientôt trente ans. “Son exemple ou celui de Karl Lagerfeld le montrent : plus tu restes, plus tu possèdes les outils pour créer, analyse Olivier Saillard, actuel directeur du palais Galliera. Ce turn-over donne le tourni aux consommate­urs.” Depuis trois ans, elle est également devenue directrice de tout l’univers homme, orchestran­t le travail de ses collaborat­eurs parmi lesquels Pierre Hardy (souliers) ou Christophe Goineau (le monsieur “soie” maison).

Elle est également la seule créatrice à ne dessiner que pour l’homme. Chez Véronique Nichanian pourtant, à la différence de nombreux homologues masculins qui dessinent pour la femme, nulle fétichisat­ion

ou idéalisati­on. Son homme est concret, réel. “Je n’ai pas de projection d’homme idéal. Je ne rêve pas de Superman, Tarzan ou James Bond, explique-t-elle. J’aime mes amis, j’aime les hommes qui m’entourent. Je crois que je porte sur eux un regard assez tendre.”

Tendre, mais également d’une précision extrême. Les hommes qui portent ses créations le savent : la beauté des vêtements dessinés par Véronique Nichanian provient bien sûr des matières d’exception dans lesquelles ils sont coupés, de la finesse et de l’éclat de leurs coloris mais aussi et surtout de l’attention qui leur est portée jusque dans les moindres détails : le positionne­ment d’un bouton, une poche invisible – autant de plaisirs prodigués à l’homme qui les porte, et à lui seul. “Il y a une intimité dans ses vêtements. Je me sens proche de cette démarche. Il n’y a que cela qui m’importe dans les arts : le sens du détail”, témoigne le cinéaste Olivier Assayas, ami de la créatrice et fin connaisseu­r de la maison – sa mère, styliste, a été l’une de celles qui ont inventé le prêt-à-porter chez Hermès. Assayas toujours : “Il y a chez elle une modernité, une intelligen­ce dans l’utilisatio­n des matières, même les plus modernes. Longtemps, la mode pour homme a été banale.”

Longtemps en effet, la mode masculine s’est limitée aux costumes trois-pièces réalisés chez le tailleur. “Quand je repense aux vêtements de mon père… Ils étaient très lourds dans leur constructi­on, se souvient-elle. J’ai envie d’être optimiste et de parler de tout ce qui va bien, d’où ce désir de légèreté.” Adolescent­e, elle se prend de passion pour les matières, les imprimés et passe ses samedis après-midi au marché SaintPierr­e, à Paris, dans le XVIIIe arrondisse­ment. Elle achète des tissus et les empile dans sa chambre. Elle rit : “Je vois encore la tête de ma mère…” Elle marque une pause, avant de poursuivre : “Cela fait plus de trente ans que je fais ce métier. Un salon de textile produit toujours le même effet sur moi. Des couleurs, des imprimés, des touchers. La sensualité d’un chachemire, d’un lin, d’une soie. C’est gourmand et très émotionnel.” Elle grandit non loin des ButtesChau­mont dans une famille “très ouverte sur le monde artistique”. Musées, cinéma font couramment partie des sorties. Son père, industriel arménien, a le goût de l’opéra.

Quand vient le temps des études, Véronique Nichanian intègre l’Ecole de la chambre syndicale de la couture parisienne, et en sort major. Nino Cerruti l’embauche et lui propose de le seconder à la création homme. “C’était un champ dont on ne parlait jamais à l’Ecole de la chambre syndicale. Il n’y avait aucune préparatio­n. Quand j’ai commencé, le masculin n’existait pas.” Un hasard qui correspond à son caractère. Elle y trouve une rigueur et un goût de la fonctionna­lité plus poussé que chez la femme. Elle reste douze ans chez Cerruti, jusqu’à ce que Jean-Louis Dumas, alors patron d’Hermès, vienne à son tour lui proposer de s’occuper des lignes homme en 1988. Il lui conseille de “gérer cela comme sa petite entreprise”. Débute alors une réflexion qui n’a pas cessé depuis trente ans, chaque collection dialoguant avec les précédente­s : comment faire évoluer ce vestaire sans renoncer à ses fondamenta­ux ?

Véronique Nichanian inscrit sa vision en s’appuyant sur deux leviers, dont la perception est alors très genrée : les matières et les couleurs. Elle va puiser des inspiratio­ns dans le vestiaire sportif, intégrant technicité et teintes vives dans ses vêtements, bien avant l’avènement du sportswear luxe qui est devenu aujourd’hui le nouvel étalon. Pour sa première collection chez Hermès, elle imagine par exemple

“ce n’est pas la perfection qui est intéressan­te, c’est la singularit­é” Véronique Nichanian

un manteau en cachemire rouge. On lui rétorque alors qu’aucun homme ne voudra le porter. Trop féminin, trop voyant. Elle insiste. C’est un succès. “Dans ses collection­s, il y a toujours un côté flash et dissonant. La couleur impertinen­te, comme un grain de sable, un inattendu. C’est sa notion de l’élégance”, analyse Christophe Goineau, directeur de création pour la soie masculine, un de ses proches collaborat­eurs.

Depuis ses débuts, la mode masculine a gagné en audace, en singularit­é. “L’importance qu’a pris le sportswear traduit un changement sociologiq­ue, une explosion des catégories. De nouvelles libertés ont été acquises dans l’expression de soi, dans les combats pour l’homosexual­ité, la différence, les transgenre­s par exemple. Chacun peut exprimer la façon dont il a envie de vivre et c’est tant mieux. Je pense que la même chose s’observe dans les vêtements. J’adore les personnali­tés excentriqu­es, je suis très tolérante pour ce que l’on appelle les fautes de goût. Ce n’est pas la perfection qui est intéressan­te, c’est la singularit­é. Quand il y a un truc qui cloche, c’est ce qui fait le charme.” Véronique Nichanian se dit très fortement inspirée par l’énergie des grandes villes. Tokyo, Chicago, Paris qui l’a vue naître, mais aussi le Cap, une révélation architectu­rale. “Les architectu­res agissent sur la façon dont les gens se déplacent, se comportent. Je trouve que c’est une énergie très intéressan­te pour le vêtement.” Selon elle, les siens procurent celle d’être bien dans sa personnali­té. “Je n’essaie pas de changer le ou les hommes que j’habille. Je fais des propositio­ns. J’ai envie de faire des vêtements pour que les gens soient heureux. Pour moi, c’est une fonction première”, conclut celle qui, à l’heure du “see now, buy now”, se définit comme une “ralentisse­use de temps”.

Depuis trente ans, et c’est une des raisons de son succès, Véronique Nichanian fait des vêtements, pas de la mode. Ils sont certes chers mais défendent une idée de durabilité, de confiance mise dans la création, dans le temps qui passe. “On fait des objets qui se réparent. C’est une question d’amitié qui dure, de confiance dans les choses. Il n’est pas question de jeter et de passer au suivant. Mes vêtements ne sont pas des objets que l’on consomme. J’aime l’idée du temps long, des vêtements qu’on s’approprie, qui se patinent. Ce que j’aime dans cette époque, c’est tout sauf cette idée d’objet de consommati­on.”

 ??  ?? “Please Do Touch” : dans cettep ièce de l’entrepôt de L. A. où a eu lieu le défilé homme, les matières fétiches de la créatrice sont encadrées, comme dest ableaux que le visiteur esti nvité à toucher
“Please Do Touch” : dans cettep ièce de l’entrepôt de L. A. où a eu lieu le défilé homme, les matières fétiches de la créatrice sont encadrées, comme dest ableaux que le visiteur esti nvité à toucher
 ??  ?? Défilé homme printemps-été 2017, à L. A.
Défilé homme printemps-été 2017, à L. A.

Newspapers in French

Newspapers from France