Les Inrockuptibles

Cinéaste combattant

Un Ours d’argent à la Berlinale et l’Etalon d’or au Fespaco de Ouagadougo­u : la sortie de Félicité, d’Alain Gomis, est précédée d’une réputation largement méritée. Rencontre avec ce cinéaste franco-sénégalais humble et engagé.

- Par Serge Kaganski photo Renaud Monfourny lire aussi la critique p. 64

Il arbore cette élégance princière, cette noblesse naturelle que portait un Bob Marley, et ce n’est pas seulement une affaire de dreadlocks. Alain Gomis exsude une intelligen­ce sereine, une force tranquille, une cool attitude qui inspirent d’emblée l’empathie et le respect. Comme la musique du défunt roi du reggae, son cinéma est tissé de combat politique, de témoignage social, d’inventivit­é stylistiqu­e et d’une dimension mystique qui emporte le réel ailleurs, vers les zones magiques de la transfigur­ation artistique. Tourné dans les rues brûlantes de Kinshasa, le dément Félicité est l’exemple le plus abouti de ce processus sorcier.

Né d’un père sénégalais et d’une mère française de milieu modeste, Alain Gomis n’était pas destiné au cinéma. Il découvre le septième art avec les westerns diffusés à la télévision, puis au ciné-club de son école. Son premier choc est Gosses de Tokyo, de Yasujirô Ozu. “C’était en noir et blanc, muet, japonais, un mystère qui m’a accroché. Plus tard, j’ai 14 ans, je remarque dans A l’est d’Eden (d’Elia Kazan) des choses sur la mise en scène, les positions de caméra. L’impression de comprendre ce langage.”

Dans les années 1990, il va à la Cinémathèq­ue (alors au Palais de Chaillot), mais plutôt en promeneur qu’en cinéphile obsessionn­el, rate la Fémis, se fait coller à l’examen d’entrée à Louis-Lumière avant de s’inscrire à la Sorbonne pour y étudier l’histoire de l’art et y décrocher un master d’études cinématogr­aphiques. Il y découvre ainsi les cinéastes soviétique­s (Eisenstein, Tarkovski…) mais aussi Murnau, Vigo, et le beau souci du montage : “Ça m’a appris que le cinéma se passe beaucoup dans la tête du spectateur. Ce qui compte est autant entre les images que dans les images.”

L’entrée dans le métier se fait sur une série de coups de dés. Il fait un stage dans la société du cinéaste Idrissa Ouedraogo, y présente son scénario/mémoire de fin d’études qui deviendra son premier film, réalisé aux abords de la trentaine, L’Afrance (2001). “Après l’avance sur recettes, ça a été plus compliqué parce qu’il a fallu faire le film à l’arrache. Mais c’était un cadeau extraordin­aire pour un fils de famille ouvrière qui n’avait aucun piston.”

L’Afrance traite de la double identité francoafri­caine, question forcément centrale pour son auteur : “Je n’ai pas eu de problèmes liés à l’immigratio­n ou aux papiers, mais beaucoup de mes proches en ont eus, dont mon demi-frère. J’ai ainsi été confronté aux questions sur l’identité. Se sentir appartenir à un groupe ou préférer être à l’extérieur ? Ce n’est pas une affaire de couleur de peau. C’est difficile pour chacun de trouver sa place dans le monde.”

On émet l’hypothèse que, de sa double origine, découle son double registre de cinéaste, qui travaille à la fois sur un ici et maintenant très politique et sur un ailleurs relevant des puissances de l’imaginaire. Gomis acquiesce mais précise que “l’imaginaire, les légendes, les mythologie­s, ça existe aussi en Europe, mais ça a tendance à s’assécher avec le matérialis­me, alors que, chaque jour, les Africains sont en dialogue avec des puissances

invisibles. Dans Félicité, il y a cette vibration africaine, mais aussi quelque chose de très européen qui fait partie de moi, comme le rapport au mythe d’Orphée et Eurydice. J’ai toujours le ressenti d’être dominé par l’envie d’un film dont je perçois la sensation générale. J’essaie de m’interposer le moins possible entre cette envie et le film, de donner le maximum de puissance à mon ressenti profond”.

Comme si le film le guidait plutôt que l’inverse. On ne peut s’empêcher de demander à ce métis magnifique comment il ressent la montée des nationalis­mes en France et dans le monde et, là encore, sa vision est empreinte d’intelligen­ce, de retenue, presque d’optimisme : “Ça vient de la peur de se sentir rétrécir dans la globalisat­ion, ce qui en rend certains agressifs et d’autres plus humbles. J’aspire à un rapport aux autres plus simple, qui va de soi, ni diabolisan­t ni angélique.”

Sensible aux marques de reconnaiss­ance de plus en plus grandes pour son travail (pour Félicité, il a reçu un Ours d’argent à Berlin et l’Etalon d’or au Festival panafricai­n de cinéma de Ouagadougo­u), Alain Gomis semble en même temps redouter un trop grand succès et les possibles pressions qui l’accompagne­raient. Ce qu’il désire avant tout, c’est continuer à faire ses films comme il l’entend. Il rêverait d’aller à l’atelier tous les matins, tel un peintre. Parmi les cinéastes contempora­ins qu’il admire, il cite Wang Bing (“sa façon de filmer, de s’approcher de ses personnage­s, de construire ses narrations, tout me plaît”) et Apichatpon­g Weerasetha­kul (“il élabore des résonances, des vibrations”), ce qui nous étonne à peine. Entre cinéastes chamans, que l’on soit d’Asie, d’Afrique ou d’Europe, on parle la même langue.

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“C’est difficile pour chacun de trouver sa place dans le monde.” Paris, mars 2017

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