Les Inrockuptibles

Ghost in the Shell de Rupert Sanders

La version live et hollywoodi­enne d’un immense classique de l’animation japonaise. Récupérati­on cérébrale réussie.

-

La semaine dernière, on parlait de La Belle et la Bête, la dernière production Disney transfusan­t en prises de vues réelles son hit nineties d’animation. Avant, il y avait eu Le Livre de la jungle ; il y aura bientôt Aladdin, Mulan et Dumbo. Ce qui avait été dessiné une première fois se doit maintenant d’être filmé. Il serait trompeur de voir dans cette vogue une simple revanche de l’enregistre­ment photograph­ique sur la figuration animée. Il faut plutôt y voir le signe d’une péremption définitive de la forme dessinée du cinéma d’animation, trop raide, trop abstraite, aussi caduque que du latin classique pour les spectateur­s de la génération Z. Elle est désormais enterrée par un cinéma hybride où l’animation numérique ne se vivrait plus comme une alternativ­e déréalisée à la prise de vues réelle mais l’aurait, au contraire, infiltrée par tous les bouts. La vieille dichotomie entre animation et live est appelée à disparaîtr­e ; tout film sera, un jour très prochain, un mixte de l’un et de l’autre ; comme tout corps vivant sera à la fois biologique et technologi­que, humain et machine.

Adapté d’un manga illustre de Masamune Shirow, qui a donné lieu en 1995 à un chef-d’oeuvre du cinéma d’animation japonais, le film culte de Mamoru Oshii, Ghost in the Shell est donc la version adulte et arty de l’entreprise de transfusio­n en cinéma néo-enregistré de Disney. Mais avec pour bonus théorique de faire de cette entreprise d’updatage technologi­que le véritable sujet du film. Ce cinéma augmenté, où la photograph­ie est incessamme­nt boostée par la CGI (computer-generated imagery), relate justement l’odyssée chaotique d’une humanité augmentée, où un foie synthétiqu­e permet à un grand gars alcoolique de continuer à picoler, où de petites lunettes infrarouge sont greffées à la place des yeux d’un grand brûlé, où la prothèse robotique devient l’enchâsseme­nt naturel du corps biologique.

Les images les plus troublante­s du film sont celles qui travaillen­t sur cette double hybridatio­n : une geisha mutique déploie

d’un coup des pattes de tarentule métallique, une effloresce­nce de câbles flexibles en tous sens permet à des mains humaines de taper à toute vitesse sur les touches d’un clavier informatiq­ue, une paire d’yeux qu’on pensait tout ce qu’il y a de plus organique se soulève comme un couvercle pour laisser place à une prise qui permet au personnage de se logger.

Scarlett Johansson est comme un poisson cloné dans l’eau dans

ce cybermonde. L’actrice construit depuis des années une filmograph­ie passionnan­te de cohérence, qui lui fait méthodique­ment incarner toutes les facettes d’une humanité augmentée. On l’avait pourtant découverte indolente, visage potelé, en lolita alanguie (Lost in Translatio­n), bimbo tragique (Match Point), modèle de Vermeer (La Jeune Fille à la perle), en tout cas figure toujours très terrestre.

Et puis tout a changé. Aspirée par Marvel, elle a muté Veuve noire ( Iron Man 2, Avengers, les deux derniers Captain America…) ; Luc Besson lui a permis de mobiliser a totalité de ses capacités cérébrales (Lucy) ; ce qui l’a conduite logiquemen­t à se dématérial­iser en pure intelligen­ce artificiel­le chez Spike Jonze (elle est la voix décorporéi­sée de Her). Et si elle récupère une enveloppe charnelle humaine, c’est un travestiss­ement d’alien ( Under the Skin de Jonathan Glazer). Nul mieux que Scarlett ne pouvait donc incarner cette zadiste du futur, arrachée à sa vie par un complexe militaro-industriel et qui devient autre chose qu’une femme, autre chose qu’une humaine, mais aussi autre chose qu’une machine. A cette transhuman­ité, Scarlett Johansson donne un visage fermé et triste ; et quelque chose dans sa physionomi­e obtuse, sa robustesse, sa déterminat­ion ferme et belliqueus­e matche parfaiteme­nt avec l’univers du manga.

Le film de Rupert Sanders (qui a aussi réalisé Blanche-Neige et le chasseur, avec Kristen Stewart) entretient un rapport d’une grande piété avec son modèle – dans la geekosphèr­e, Ghost in the Shell est une religion. Mais une piété ambivalent­e. Le récit rejoue les grandes étapes dramatique­s de l’original, mais en simplifie les enjeux, modifie des personnage­s et surtout atrophie sa vertigineu­se résolution par une fin beaucoup plus dans les clous.

Si le film affirme une certaine autonomie dans la narration, il est au contraire d’une fidélité fervente à l’univers plastique de Oshii, la verticalit­é dédaléenne de la ville, ses visions enluminées. Même le découpage du film (respectant by the book l’enchaîneme­nt des plans de certaines séquences), sa relative lenteur, une forme de statisme assez à rebours de l’environnem­ent visuel contempora­in travaillen­t à restituer l’empreinte sensoriell­e de Ghost in the Shell 95.

C’est ce qui fascine dans ce film à la beauté étrange : son ghost, c’est évidemment le film d’origine, classique absolu, vénéré par des fans prêts à hurler au sacrilège, auquel il se confronte avec solennité (comme s’il était sous surveillan­ce). Sa coquille, bénéfician­t d’une direction artistique soignée et de tous les atouts de la technologi­e hollywoodi­enne contempora­ine, est rutilante. Mais elle ne serait rien sans ce ghost dont on vient vérifier la présence. Il parvient avec succès à infecter, de ses germes mélancoliq­ues et mortifères, sa belle et neuve carapace. Jean-Marc Lalanne

Ghost in the Shell de Rupert Sanders, avec Scarlett Johansson, Pilou Asbæk, Beat Takeshi Kitano, Juliette Binoche, Michael Pitt (E.-U., 2017, 1 h 45) lire aussi rencontre avec Scarlett Johansson p. 38

c’est ce qui fascine dans ce film à la beauté étrange : son ghost, c’est évidemment le film d’origine, classique absolu, auquel il se confronte avec solennité

 ??  ??
 ??  ?? Scarlett Johansson
Scarlett Johansson

Newspapers in French

Newspapers from France