Les Inrockuptibles

Félicité d’Alain Gomis

Le portrait hypnotique et sensuel d’une chanteuse de bar à Kinshasa.

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Félicité a remporté l’Ours d’argent du jury lors du dernier Festival de Berlin. Ce n’est que justice pour le cinéaste franco-sénégalais Alain Gomis, déjà reconnu pour ses films précédents (L’Afrance, Andalucía, Aujourd’hui), mais dont le cinéma prend ici une toute autre ampleur.

Le film raconte une histoire très simple : celle de Félicité (admirable Véronique Beya Mputu), une chanteuse de bar de Kinshasa, la capitale de la république démocratiq­ue du Congo, réputée être l’une des villes les plus dangereuse­s du monde. Son réfrigérat­eur tombe en panne (joli running gag), alors Félicité fait venir un réparateur, Tabu (Papi Mpaka), qu’elle reconnaît aussitôt, un peu méfiante. C’est le type qui se bourre radicaleme­nt la gueule tous les soirs dans la boîte où elle chante, puis qui finit la nuit dans le lit de l’une ou l’autre des femmes qui dansent ou boivent là. Un jour, le fils adolescent de Félicité est blessé dans un accident de moto. Elle parcourt la ville en tous sens pour le retrouver.

Le film de Gomis présente deux visages qui parviennen­t parfaiteme­nt à se superposer : la réalité quotidienn­e effrayante et fascinante de Kinshasa (le visage documentai­re), et sa réalité rêvée (le visage onirique) – la musique, le chant, l’alcool, les lumières nocturnes, la fumée des cigarettes, etc. Félicité nous entraîne dans une plongée hypnotique qui oppose le trivial de la vie quotidienn­e dans un pays de misère (y trouver un moteur de réfrigérat­eur est toute une aventure) et la sublimatio­n de la musique (excitante, lancinante, hallucinog­ène), l’ivresse de l’alcool qui agite les âmes les unes contre les autres et les aide, grâce à une forme de transe, de plaisir, à échapper à un monde trop insupporta­ble.

Avec sa directrice de la photo Céline Bozon, Gomis donne des couleurs incroyable­s à la vie de Félicité, rend la chanteuse romanesque, la métamorpho­se en un personnage quasi mythologiq­ue. Le montage, en jouant énormément sur les répétition­s, le ressasseme­nt, crée des rimes entre les images de ce magnifique poème, de cette symphonie musicale et visuelle. Parfois, dans cette manière de déifier le profane, on pense à L’Apollonide de Bertrand Bonello.

Au milieu du désastre (sanitaire, intime et politique) toujours suggéré, Félicité et Tabu vont vivre une histoire immense, et pourtant si simple, ici aussi, puisqu’elle consistera à prendre l’autre tel qu’il est. Et même, encore mieux, à exiger de lui qu’il ne change jamais. C’est tout de même assez dément de parvenir à décrire concomitam­ment le jour et la nuit, le paradis et l’enfer. C’est ce que réussit Alain Gomis. Jean-Baptiste Morain

Félicité d’Alain Gomis, avec Véronique Beya Mputu, Papi Mpaka, Gaetan Claudia (Fr., Bel., All., Sén., Liban, 2017, 2 h 03). lire aussi le portrait d’Alain Gomis p. 54

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Véronique Beya Mputu

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