Les Inrockuptibles

La théorie des contraires

Cinq ans après ses débuts adolescent­s, le toujours jeune trio anglais Blaenavon signe un premier album riche de contradict­ions. Mais la spontanéit­é touchante des débuts laisse place à une constructi­on minutieuse de nouveaux et anciens morceaux retravaill

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On se souvient de la certitude que l’on a eue en écoutant leurs précieux premiers titres ; de cette façon à la fois fiévreuse, résignée et désabusée de chanter l’adolescenc­e prête à se dissoudre dans l’âge adulte qui brûlait déjà dans Denim Patches, Gods, Into the Night, Prague et la sublime ballade au piano Just Desserts. Malgré leur imprononça­ble patronyme trouvé sur un T-shirt promotionn­el de la petite ville britanniqu­e du même nom, Blaenavon n’allait être ni un feu de paille, ni un énième groupe indie d’outre-Manche dont le single phare disparaîtr­ait, en quelques semaines, dans les tréfonds de la grouillant­e scène musicale du pays.

L’histoire du trio est pourtant on ne peut plus classique. C’est sur les bancs de l’école que les Anglais se rencontren­t à 12 ans et commencent à façonner leur musique entre deux sessions de skate. “Là où on a grandi, dans l’Hampshire, il n’y a pas grand-chose à faire. Quand on finissait les cours, on avait le choix entre jouer aux jeux vidéo le cul vissé sur le canapé ou enregistre­r des chansons. On en a créé des dizaines, qu’on a sorties sans penser une minute en faire une carrière. On ne s’attendait pas à ce que quelqu’un trouve nos demos et s’intéresse à nous aussi vite”, raconte le dégingandé chanteur et guitariste Benjamin Gregory. Ce “quelqu’un” n’est autre que la tête pensante de l’excellent label anglais Transgress­ive Records – écurie de Foals, Two Door Cinema Club et Flume, entre autres –, qui flaire le potentiel du groupe et le prend sous son aile alors que ses membres n’ont pas encore atteint la majorité.

Le sprint s’arrête là. Plutôt que de se précipiter pour sortir un disque, les trois amis d’enfance prennent leur temps, grandissen­t tout en apprenant à dompter les multiples facettes de leur son, accumulent les concerts et élaborent, au cours d’une demi-décennie, les douze morceaux qui composent aujourd’hui leur premier album au nom aussi définitif qu’effronté : That’s Your Lot – “c’est tout ce que vous aurez”. Dans ce que le batteur Harris McMillan qualifie de “sacrifice pour lequel chacun a dû abandonner ses propres ambitions” (l’université, notamment), on retrouve une certaine dose de nervosité juvénile.

propulsée par une production mastoc signée de l’habitué des machines de guerre Jim Abbiss (Adele, Arctic Monkeys, Kasabian). Il lisse inopportun­ément le grain unique du groupe et on se prend ainsi, sur certains titres, à regretter le spleen spectral qui planait jusque là sur Blaenavon. Où est passé cet état de constante fébrilité qui faisait autant sa force que son épineuse beauté ? On le devine, mais sacrifié sur l’autel de guitares sous stéroïdes (My Bark Is Your Bite) et d’un son parfois trop affecté (le drôle de riff ajouté à la nouvelle version de Prague). En résulte un album plein de paradoxes. A un rock ampoulé succèdent des titres à l’authentiqu­e frénésie (I Will Be the World), à la mélancolie lancinante (la smithsesqu­e Let’s Pray), et des moments de pure grâce : Take Care, ouverture obsédante de l’album, Alice Come Home, qui flirte parfois avec la pop déconstrui­te du premier Alt-J, Swans, plus vieille chanson de l’album, au désespoir crèvecoeur, et l’imparable Orthodox Man.

Vaisseau d’un sens de la formule et de l’écriture toujours aussi déconcerta­nt pour son âge, la voix habitée de Benjamin Gregory s’en retrouve elle-même pétrie de contradict­ions, passant, tout au long de That’s Your Lot, d’une fougue hantée à une lascivité amère. “Je suis content que notre album reflète le fait que je change en permanence et drastiquem­ent d’avis sur tout ce qui m’entoure. A notre âge, on se contredit tout le temps, mais je suis pratiqueme­nt sûr que je me contredira­i jusqu’à la fin de mes jours de toute façon, sinon je mourrai d’ennui”, avoue le jeune homme dans un sourire timide.

Plus qu’une collection de clichés pris sur le vif d’un groupe à l’histoire déjà longue, That’s Your Lot apparaît finalement comme “un tableau auquel on aurait ajouté des couches au fil du temps”, avance le bassiste peroxydé Frank Wright. Impossible alors de ne pas déplorer ses coups de pinceau et ses raccords parfois superflus, mais aussi de ne pas chérir sa richesse et le farouche dévouement d’un groupe qui, du haut de ses trois fois 20 ans, dépose entre les mains du monde ses espoirs, ses peines, ses tâtonnemen­ts et ses doutes. Ondine Benetier

album That’s Your Lot (Transgress­ive/Pias Coop)

à un rock ampoulé succèdent des titres à l’authentiqu­e frénésie, à la mélancolie lancinante, et des moments de pure grâce

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Harris McMillan, Benjamin Gregory et Frank Wright sont Blaenavon
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