Les Inrockuptibles

Sur la vague

Dans une autobiogra­phie auréolée du Pulitzer, le journalist­e William Finnegan raconte cinquante ans de surf, de voyages et d’engagement. Décoiffant.

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Longtemps, William Finnegan a caché qu’il surfait. A ses collègues, à ses chefs, à ses lecteurs. Sans mensonge, par douce omission. Editoriali­ste engagé et correspond­ant de choc pour The New Yorker (depuis 1984), il passe simplement sous silence sa passion tandis qu’il sillonne le globe en quête de révolution­s héroïques ou d’élans historique­s. Mi-savant, mi-tête brûlée, il couvre les premières élections démocratiq­ues en Afrique du Sud, le conflit au Soudan ou la guerre civile au Mozambique. Mais très vite, son champ d’expertise se précise et ses enquêtes se politisent. L’autodidact­e qui n’a jamais bouclé son cycle universita­ire craint alors de perdre en crédibilit­é s’il sort “du placard en tant que surfeur”. Il redoute que certains spécialist­es ne lui servent du : “Bah, t’es qu’un crétin de surfeur, qu’est-ce que tu y connais, en politique ?”

Complexe tenace qui sonne comme une leçon d’ironie aujourd’hui. C’est au surf que Finnegan doit ses plus belles pages, sa renommée et même un Pulitzer, récompense suprême du journalism­e. C’est cette passion coupable qui lui inspire Jours barbares, mémoires ébouriffan­ts d’une vie dévouée au surf auréolés en avril 2016 du prix Pulitzer de la biographie. Gageons que, depuis, le reporter glisse sans complexe.

Longtemps, William Finnegan a donc caché qu’il surfait. Comme un junky qui tait son vice. Car c’est bien à cela que l’ouvrage renvoie : la confession d’une addiction dévorante qui dure depuis un demi-siècle. Le récit suit les phases de frénésie et de sevrage, de manque et de rechute. Une fois, Finnegan s’est tenu loin des vagues pendant deux ans. Un record. Il écrit : “C’est un sport si génial qu’il te pourrit. Comme de l’addiction à une drogue. Tu ne veux plus faire que ça.”

C’est à 10 ans qu’il “chope le virus”. Sur une plage californie­nne, par un bel après-midi ensoleillé. Elevé entre Los Angeles et Hawaï, il grandit au rythme des houles et des sessions de surf musclées. A l’époque, le gamin est trop jeune pour comprendre les enjeux spirituels, voire mystiques, qui régissent son “obsession” naissante. A l’auteur sexagénair­e de trouver les mots pour écrire l’histoire de l’adolescent : “J’étais vaguement conscient que toutes ces sorties en mer comblaient une sorte de vide psychique – ce creux était lié, peut-être, à mon renoncemen­t à l’Eglise, ou, plus vraisembla­blement, à la lente dérive qui m’éloignait de ma famille.”

Car au-delà des parallèles narcotique­s ou sacrés, Jours barbares apparaît comme la chronique envoûtante de l’affranchis­sement d’un jeune homme qui rejette les valeurs de l’Occident bourgeois des Trente Glorieuses : individual­isme, carriérism­e, capitalism­e. Pour Finnegan, le surf est “une route de l’évasion”. Plaquant job et amante au milieu des seventies, le jeune homme se lance dans une quête effrénée de la vague parfaite. Il surfe “une droite puissante mais versatile” dans les Samoa, une “gauche mythique” au sud-est de Java ou “une longue pointe droite de la meilleure qualité” en Afrique du Sud. Devenu un hobo de la glisse, le Kerouac

devenu un hobo de la glisse, Finnegan sillonne la terre à la recherche du spot absolu, mais surtout d’un “nouvel idéal” de solitude, de pureté et d’émerveille­ment

du surf, Finnegan sillonne la terre à la recherche du spot absolu, mais surtout d’un “nouvel idéal” de solitude, de pureté et d’émerveille­ment. Loin de la civilisati­on. Il incarne alors toute une génération de marginaux homériques qui aspirent à “vivre comme des barbares de la fin des temps”.

Bien sûr, l’auteur va finir par rentrer dans les clous, rattrapé par une autre fièvre, dont on suit aussi l’éclosion ici : celle de comprendre le monde et d’en analyser les remous. A la fougue anticonfor­miste de la jeunesse succède progressiv­ement l’engagement citoyen du journalist­e. Et derrière l’odyssée du surfeur, il est impossible de ne pas lire, dans ces pages portées par l’ivresse du large et une admiration sans borne pour la nature, un manifeste écologiste subtil mais ferme. Dernier écho, peut-être, d’une insoumissi­on à ce capitalism­e galopant qui bétonne les littoraux et détruit les récifs.

Mais ce qui achève de faire de Jours barbares un grand livre, c’est ce portrait en romancier malheureux que dresse l’honnête et résigné Finnegan du jeune William qu’il fut. Aveu d’échec admirable des ambitions d’une jeunesse envolée. Tout au long du texte, le surfeur s’abîme à l’écriture d’un roman-chimère dont chaque monture abandonnée cristallis­e un peu plus son malaise de vagabond impénitent : “Je ne pouvais pas rentrer avant d’avoir terminé mon roman (…) L’écriture me semblait à peine justifier mon existence – ce fin fond de l’obscurité que j’avais choisi avec perversité.”

Apaisé, Finnegan est devenu un grand journalist­e et un très bon écrivain bien qu’il ait laissé passer la vague qui le portait vers la fiction. Mais tous les surfeurs le savent : derrière chaque rouleau manqué, il y en a un nouveau qui grossit. On n’a sûrement pas fini d’entendre parler de William Finnegan. Léonard Billot

Jours barbares (Editions du sous-sol), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Frank Reichert, 528 pages, 23,50 €

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