Les Inrockuptibles

Les évadés

L’écrivain autrichien Michael Köhlmeier décrit la cavale de trois enfants sauvages égarés dans une Europe qui les ignore. Un récit glaçant, sobre et funèbre, qui élude la compassion.

-

Telle Alice, la jeune héroïne de La Petite Fille au dé à coudre tombe dans un trou. Et comme dans Alice…, ce trou est un cauchemar. Qui prend forme dans la possible banlieue de n’importe quelle métropole (Lvov ? Košice ? Bucarest ?) d’une Europe centrale cabossée tant il y fait froid, moche et gris. La petite, qui longtemps n’aura pas d’autre nom, mais dès les premières lignes un âge (6 ans), est abandonnée sur un marché par un adulte qui dit être son oncle. Un certain Bogdan la recueille dans son échoppe et la nourrit : saucisson, fromage, cornichons. La petite mange comme son oncle le lui a dit : goulûment. Et ne dit rien, sauf crier quand elle entend le mot “police”. De temps en temps, l’oncle réapparaît, ainsi que le voisin de Bogdan, un poissonnie­r. Trois grands pour veiller sur la petite. Ils ne le font pas de bon coeur mais ils le font quand même.

“Les hommes ne parlaient pas avec elle. Seul l’oncle parlait avec elle. Les hommes hochaient la tête en la regardant. Elle pensait que cela voulait dire qu’elle faisait tout bien. Ce qui lui faisait plaisir. Elle n’avait besoin de rien faire et faisait quand même tout bien.” Cette seule citation dit tout du style de l’écrivain autrichien Michael Köhlmeier, déjà repéré en traduction française avec Idylle avec chien qui se noie et Deux messieurs sur la plage : une écriture au laser, avec une économie de moyens littéraire­s (pas une once de psychologi­e, un minimum de dialogues, des descriptio­ns “pauvres”) en adéquate osmose avec l’économie de subsistanc­e où la petite va bientôt se démener.

Placée provisoire­ment dans un foyer catholique, elle fait gang à part avec deux garçons à peine plus âgés, qui eux non plus n’ont pas de nom. On dit “le grand” pour l’aîné, et “l’ami”

pour le cadet. La petite, le grand et l’ami ne parlent pas la même langue, mais se comprennen­t. Le trio va bientôt pactiser dans une cavale de misère, tendue vers l’horizon d’un paradis en forme de squat dans une résidence secondaire “qui était vide l’hiver et dans laquelle il y avait un congélateu­r plein de bonnes choses, un chauffage automatiqu­e, une télévision, un ordinateur et internet”.

Au fil de cette fugue pour la survie (manger, boire, mendier, voler,

tuer), les enfants gagnent leurs galons de personnes. Ils s’inventent des prénoms (Yza pour la petite, Schamhan et Arian pour les garçons) et échangent quelques mots qui sont leur seul trésor commun : “Rien”, puis “Bien”, puis ”Couteau”. Mais qui sont-ils à la fin ? Les enfants perdus de notre terrifiant­e prospérité, des “sans famille” d’aujourd’hui ? Certes. Mais Michael Köhlmeier se garde bien d’accabler une hypothétiq­ue mauvaise conscience. Ce livre n’est pas un tribunal mais un caillou dans nos chaussures. Qui déjoue toute pitié assassine, tout épanchemen­t émotif, et interdit surtout la mortelle compassion. Un récit gênant jusqu’au malaise et, partant, nécessaire. Gérard Lefort

La Petite Fille au dé à coudre (Jacqueline Chambon), traduit de l’allemand par Marie-Claude Auger, 112 pages, 1 3,50 €

ce livre n’est pas un tribunal mais un caillou dans nos chaussures

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France