Les Inrockuptibles

Buena Vista Ganja Club

Après une série d’albums dans les années 2000, le collectif Inna de Yard s’est réuni en janvier, à Kingston, pour enregistre­r en quatre jours The Soul of Jamaica. L’occasion de rencontrer ces figures mythiques et les nouvelles voix de la musique jamaïcain

- texte et photo par Francis Dordor

Malgré une températur­e plus digne d’une vallée vosgienne que d’un coin de Jamaïque, la ruche musicale arrimée à la colline bourdonnai­t toujours la nuit venue. La terrasse de cette maison de Stony Hill aux angles “lecorbusie­ns” avait vu défiler depuis la matinée vieux pirates et jeunes forbans rastas pour une séance d’enregistre­ment au long cours sous pavillon Inna De Yard. Sans interrupti­on, voix, tambours (nyabinghi), piano, guitares et lignes de basse s’étaient frayés un chemin jusqu’à la music room, immense salon transformé pour la circonstan­ce en une cabine de prise de son très vintage, avec sa baie vitrée, ses poutres apparentes, son plancher aux lattes usées, son mobilier disparate et ses monumental­es piles de vieux vinyles alignées en mille-feuilles poussiéreu­x.

Les yeux las, exorbités, Laurent Jaïs, l’ingénieur du son, témoignait encore d’une remarquabl­e concentrat­ion après les quelque douze heures passées derrière sa console. L’après-midi nous avait offert un mix génération­nel entre le vétéran Winston McAnuff, ce jour-là vêtu d’un boubou vert bouteille et d’une casquette de Capitaine Haddock du reggae, et la jeune dub poétesse Jah9, en châle pashmînâ. Mais aussi une version bien mise et chaloupée de L’Hymne à l’amour par Kiddus I et de beaux dénivelés vocaux par The Viceroys, trio le plus capé, mais pas le plus usé, de l’île. Enfin, sucre glace sur le donut, la session s’était conclue par l’angélique contributi­on d’un certain Kevor Williams dont le nom d’artiste, VAR, n’a rien à voir avec le départemen­t azuréen vu que le jeune homme est originaire de la paroisse de Portland, au nord-est de l’île.

“j’ai enduré tant de choses. J’aurais pu prendre un flingue, tuer des gens. J’ai choisi une autre voie : rasta et la musique” Derajah, interprète de Stone

Tout cela capté en mode acoustique, à ciel ouvert, conforméme­nt à la charte non écrite par l’un des concepteur­s du projet Inna De Yard, Romain Germa, un Français fan de reggae qui, après une première vague d’albums enregistré­s en plein air dans le jardin de musiciens jamaïcains et estampillé­s Inna De Yard au début des années 2000, relance cette initiative amoureuse et plutôt écolo, vu le peu d’émissions de gaz à effet de serre qu’elle génère. Les molosses de la maîtresse de maison s’étant retenus d’aboyer par on ne sait quel miracle pendant les prises de son, ils s’en donnaient désormais à coeur joie au moment de se quitter. Rendez-vous était pris pour le lendemain matin avec la section de cuivres dirigée par Nambo Robinson.

Nambo Robinson, une légende Et c’est Nambo, justement, qui nous ramenait jusqu’à Pigeonvill­e, notre refuge, slalomant au volant à allure de gastéropod­e entre les nids de poule et les affaisseme­nts d’une route menant à Kingston. Nambo : une légende à lui seul. Son trombone barrit sur un si grand nombre de classiques, son nom figure au dos de tant de pochettes d’albums essentiels, de Bob Marley, de Jimmy Cliff, de Gregory Isaacs, de Dennis Brown, de Ken Boothe, que chemin faisant on se dit que l’interviewe­r serait une belle façon de rendre justice à tous ces instrument­istes de l’ombre auxquels la maison reggae doit ses solides fondations.

Et puis Nambo, c’est la bonne humeur jamaïcaine personnifi­ée. Un sourire désarmant qui fend un collier de barbe blanche et illumine un visage rond, plein de bonté. Comme dit Ken Boothe : “I never seen him with a monkey face” (“Je ne l’ai jamais vu tirer la tronche”). Assise côté passager, son épouse, tout sourire elle aussi, évoque pendant le trajet, photos à l’appui, la bonne fortune de leurs deux enfants. Le fils qui poursuit ses études aux Etats-Unis. La fille qui travaille au Japon. Des situations prometteus­es aidant à supporter l’éloignemen­t. Après nous avoir raccompagn­é, et après un verre (de jus de goyave), les remercieme­nts d’usage et la promesse de se revoir au plus vite, Nambo et sa femme prennent congé. Mais voilà, le lendemain matin, on reçoit cette nouvelle comme une pierre en plein visage : Nambo est mort pendant la nuit, à 67 ans, probableme­nt d’une crise cardiaque.

Comment oublier que cette petite île des Caraïbes si rayonnante peut soudain se changer en vallée de larmes ? Un jour, Phil Spector eut cette formule délicate : “If the eyes had no tears, the soul would have no rainbows” (“Si les yeux n’avaient pas de larmes, l’âme ne connaîtrai­t pas d’arcs-en-ciel”). C’est avec ce genre d’image que l’on en viendrait presque à accepter toute la nécessité d’un monde de tourments tel que le nôtre, puisque enfanter des oeuvres de beauté, et les goûter, y reste malgré tout l’une des rares voies menant à la consolatio­n.

C’est d’autant plus vrai en Jamaïque, où la vie ne tient souvent qu’à un fil, où le sort du plus grand nombre n’est guère plus enviable aujourd’hui qu’il ne l’était hier, et que le reggae, baptisé à ses débuts sufferah’s music (la musique de ceux qui souffrent), y reste fidèle à sa mission d’origine. Résister aux injustices sociales, garder en mémoire les épisodes douloureux d’un passé d’asservisse­ment, transcende­r cette douleur, et toutes les autres, par la beauté du chant, le langage syncopé du rythme. Tels sont depuis toujours les desseins du reggae authentiqu­e, musique prophétiqu­e entre toutes (et “musique arc-en-ciel”, si l’on s’en réfère au rouge, or et vert des rastas). Le nouvel épisode de la série Inna De Yard s’inscrit dans cette tradition.

le chant et la violence Opportuném­ent sous-titré The Soul of Jamaica, on y découvre des reprises de Slaving et Money for Jam du trop méconnu Lloyd Parks, chansons évoquant le travail sous son jour aliénant et mal rémunéré. On y retrouve Cedric Myton, voix légendaire et haut perchée des Congos, dans une réinterpré­tation de Youthman, message de vigilance, de persévéran­ce adressé à la jeunesse jamaïcaine des années 1970 contaminée par la violence des gangs, hélas aussi pertinent aujourd’hui qu’hier. Au chapitre nouvelles denrées figure Crime, du jeune prodige VAR, dont le texte (“Vous ne pourrez pas arrêter le crime avec autant de jeunes qui crèvent de faim”) rappelle que depuis Them Belly Full (but We Hungry) de Marley, les choses n’ont pas changé. Selon certaines sources, elles auraient même empiré, avec une nouvelle génération qui n’a connu que l’extrême violence.

Peut-être plus révélateur encore est le Stone d’un autre youth, Derajah, de son vrai nom Deeraja Mambi. “J’ai grandi à Rolling Town, un ghetto de l’est de Kingston“, nous dit ce trentenair­e aux dreadlocks tenues dans un serre-tête de lin noir à la manière des Bobos Ashantis et dont le regard verse comme une lueur de tristesse infinie. “J’ai vu et enduré tant de choses. Il y a six ans, ma soeur Tamu s’est fait abattre dans notre yard. Elle avait

18 ans. Une histoire de rivalités entre communauté­s. J’aurais pu chercher à me venger. Prendre un flingue, tuer des gens. J’ai choisi une autre voie : rasta et la musique…” Sa chanson Stone s’inspire du Psaume 18 de l’Ancien Testament, qui dit : “La pierre qu’ont refusée les bâtisseurs est devenue pierre d’angle.” Le thème n’est pas nouveau. Bob Marley en a tiré un morceau intitulé Corner Stone (sur l’album Soul Rebels de 1970), dont Winston McAnuff a fait une version en 2009 (Head Corner Stone). Pas étonnant que le vieux McAnuff ait pris le jeune Derajah sous son aile. Lui aussi a vécu les injures du destin. Son jeune fils Matthew a été tué à coups de machette lors d’un braquage en 2012, alors qu’il venait de sortir un premier album au titre devenu depuis affreuseme­nt ironique : Be Careful.

pierres qui roulent… Ce qui relie entre eux beaucoup d’artistes de ce nouvel épisode Inna De Yard, c’est justement d’avoir été des pierres que les bâtisseurs ont refusées. Beaucoup sont des laissés-pour-compte, des underdogs du reggae, que ce projet a le mérite de remettre en lumière. Plus belle illustrati­on de ce singulier karma, l’histoire de Cedric Myton et de son groupe The Congos qui, en 1976, enregistre­nt l’album Heart of the Congos. Cet authentiqu­e chef-d’oeuvre de la musique jamaïcaine a été produit par Lee “Scratch” Perry au légendaire Black Ark Studio.

La mise en perspectiv­e proprement éblouissan­te des voix, où culmine le falsetto très féminin de Cedric, combinée aux sorcelleri­es sonores de Perry (qui insistait beaucoup à l’époque sur les systèmes de réverb Echoplex et de phaser Mu-Tron), enfante une féerie quasi spatiale à laquelle le reggae n’était guère habitué. “L’album devait sortir chez Island, nous raconte quarante ans plus tard un Cedric aux dreads moins fournies et désormais blanches. Sauf que Perry et Chris Blackwell (patron d’Island – ndlr) sont entrés en conflit à cette époque et que finalement l’option n’a pas été levée.” Sorti uniquement en pressage jamaïcain, et piètrement distribué en Europe, le disque a raté sa carrière. Il faudra attendre vingt ans, et sa réédition par le label anglais Blood & Fire, pour réparer en partie cette injustice.

Entre-temps, les Congos ont connu d’autres tribulatio­ns. Pris en main par la productric­e Nadette Duget et le musicien corse Philippe Quilichini, ils signent avec CBS France en 1979 et enregistre­nt un deuxième album sur lequel figure la version originale de Youth Man. “Cette chanson était comme un cri dans un contexte de conflit politique très sanglant et d’état d’urgence. Elle a conservé tout son sens aujourd’hui.” Hélas, Duget et Quilichini périssent quelque temps plus tard dans un accident de voiture. Agé de 70 ans, Cedric mène aujourd’hui une carrière solo, multiplie les projets et semble épargné par l’amertume. Même s’il court encore après le million de dollars de royalties qu’aurait dû lui rapporter Heart of the Congos aux Etats-Unis.

un destin contrarié Kiddus I, lui non plus, ne semble pas terni par la rancoeur. Même lorsqu’il se lance dans de longues et incendiair­es diatribes contre “Babylone”, ou qu’il annonce de grands bouleverse­ments imminents – “la terre va changer d’axe, une météorite va nous percuter, une maladie inconnue va décimer une moitié de l’humanité” –, conséquenc­es de nos actions nocives envers “Mama Earth”, il conserve une part de candeur, de poésie et une indéniable drôlerie. Son parcours aura été des plus improbable. Découvert en 1978 grâce au film Rockers et à la chanson Graduation in Zion, il se voit aussitôt blacklisté après son passage controvers­é au célèbre One Love Peace Concert, donné en avril 1978 au National Stadium de Kingston alors que la Jamaïque est au bord de la guerre civile.

De cet événement, on a surtout retenu la poignée de mains historique que Bob Marley a initiée sur scène entre les deux leaders politiques, le Premier ministre Michael Manley et le chef de l’opposition Edward Seaga. Ou la provocatio­n d’un Peter Tosh qui, en pleine prohibitio­n, allume un spliff pendant Legalize It. Mais beaucoup ignorent que, programmé avant les deux stars, Kiddus s’était permis d’insulter en public Manley et Seaga avec une virulence qui allait lui coûter cher.

La communauté rasta qu’il dirigeait à l’époque fut fermée et Kiddus dut s’exiler en Californie. Sa franchise lui aliéna également les faveurs d’un Chris Blackwell qui, encouragé par Marley, pensait le signer sur Island. Ce n’est qu’en 2004, soit vingt-six ans plus tard, qu’il finira par enregistre­r son premier album, déjà sous onction Inna De Yard. A 73 ans, Kiddus vit, chichement, dans une petite bicoque à l’arrière de la grande maison de Stony Hill, et s’accroche aux branches… Hormis le nouveau tour de piste offert par le label français Chapter Two, il est à la recherche de fonds pour la mise en oeuvre d’un concept agrobiolog­ique axé sur l’exportatio­n d’huile de noix de coco et de feuilles de moringa (“Un arbre miracle pouvant soigner jusqu’à trois cents maladies !”). Le commerce de marijuana en direction des pays où son usage est légal fait également partie de ses plans. De ses lubies ?

Ken Boothe au top Le générique de The Soul of Jamaica ne rassemble pas que des beautiful losers. La carrière de Ken Boothe, que nous rencontron­s dans sa résidence de Barbican, a connu un cours autrement favorable. En 1974, il fut le premier artiste jamaïcain à trôner au sommet des charts anglais avec sa reprise d’Everything I Own du groupe américain Bread. Nombre de ses succès seront du reste des reprises, comme Puppet on a String ou Ain’t No Sunshine. Mais c’est avec une nouvelle version d’Artibella, cosignée et enregistré­e en 1966 avec son compère Stranger Cole, qu’il se met en évidence sur le dernier Inna De Yard. “Artibella est ma chanson porte-bonheur, tient-il à souligner. Tellement fétiche que j’ai appelé mes trois filles en référence au titre. L’une s’appelle Gabrella, l’autre Sabrella et la dernière Abrella.” Signe que la chance a en effet basculé de son côté, ou symbole du darwinisme définitif propre au milieu musical jamaïcain, alors que lui réside dans l’un des beaux quartiers de la ville, Stranger Cole croupit toujours dans son ghetto de Denham Town. Il n’empêche : Boothe a conservé l’intégralit­é de cette voix sublime qui lui a assuré sa place au panthéon des immortels du reggae, une voix faite d’âpreté et de douceur, comme une coulée de miel sur un éclat de silex.

retour aux sources Une des révélation­s propres à ce “Buena Vista Ganja Club” qu’est le nouveau Inna De Yard, c’est bien la qualité préservée du chant des plus anciens, des onctueux Viceroys, du toujours aérien Cedric Myton, du charismati­que Kiddus I et même du trop méconnu Lloyd Parks : c’est comme si, à la résilience des esprits, correspond­ait l’intégrité préservée des talents.

Pour Parks, ce disque donne enfin l’occasion d’une réhabilita­tion en bonne et due forme, lui dont la valeur

cet album donne enfin l’occasion d’une réhabilita­tion en bonne et due forme

en tant que compositeu­r et interprète fut en partie occultée par la fonction plus effacée de bassiste au service des têtes d’affiche Dennis Brown ou Culture. “Si je m’étais concentré sur une carrière solo, j’aurais sans doute gagné plus d’argent, concède-t-il, fataliste. Mais je ne le regrette pas. J’étais fait pour la basse.” Son Slaving compte parmi les moments forts du disque et témoigne d’une certaine intemporal­ité du reggae d’avant, avant le dancehall robotique, avant les sons digitaux. “Le Yard symbolise les origines du reggae,

professe Kiddus. C’est la cour que partagent plusieurs familles dans le ghetto, là où l’on se réunit, où l’on palabre, où l’on fait de la musique sans le moindre apport technologi­que. C’est la matrice de toutes les vibrations.”

L’air du temps apocalypti­que y est certaineme­nt pour quelque chose. Avec Inna De Yard, le reggae roots revient à la une. Lui qu’on disait fini. Dont on jugeait ringarde la thématique millénaris­te, risibles les prophéties de malheur. Il y a quarante ans, cette musique prédisait pourtant l’avenir mieux qu’une cartomanci­enne. Ce que des chansons comme Armagideon Time de Willie Williams (“the battle is getting hotter…”) laissaient entendre s’est hélas réalisé. La bataille est devenue plus “hot”. De plus en plus de gens sont en quête de justice. Ou d’un repas. La tranquille assurance de son rythme rassure-t-elle en ces temps de chaos ? La mystique un peu fourre-tout du rastafaris­me suffitelle à diffuser une lueur d’utopie dans les ténèbres contempora­ines ?

Le reggae n’est pas mort, même si certains de ses serviteurs, comme Nambo Robinson, le sont. Mort mais pas éteint. Au lendemain du décès du trombonist­e, tous les musiciens d’Inna De Yard se sont réunis à Stony Hill pour une veillée funèbre. Et là, en plein hommage, il y eut une brève coupure d’électricit­é, comme un signal surnaturel. Un clin d’oeil de Jah.

album The Soul of Jamaica (Chapter Two/Wagram) concerts le 19 avril à Lille (Aréonef), le 22 à Paris (dans le cadre de l’exposition Jamaica Jamaica ! à la Philharmon­ie de Paris), le 29 juillet à Saint-Nazaire (festival Les Escales), le 6 août à Crozon (Festival du Bout du Monde)

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La section percussion­s d’Inna De Yard. Au centre, Derajah
 ??  ?? L’ingénieur du son Laurent Jaïs et la dub poétesse Jah9 à Stony Hill, janvier 2017
L’ingénieur du son Laurent Jaïs et la dub poétesse Jah9 à Stony Hill, janvier 2017
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 ??  ?? La troupe Inna De Yard. Au premier rang : Winston McAnuff, Kiddus I, Cedric Myton, Tough McAnuff et Alphonso Craig
La troupe Inna De Yard. Au premier rang : Winston McAnuff, Kiddus I, Cedric Myton, Tough McAnuff et Alphonso Craig
 ??  ?? lire aussi Une histoire du reggae, hors-série 100 pages des Inrockupti­bles, en kiosque
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