Les Inrockuptibles

A voix haute – La force de la parole de Stéphane De Freitas et Ladj Ly

Des étudiants de Saint-Denis préparent un concours d’éloquence. Un documentai­re revigorant.

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Voilà un film assez extraordin­aire qui convainc autant par ses qualités de cinéma que par sa portée politico-sociale – il a été diffusé sur France 2 le 15 novembre dernier mais mérite assurément le bel écrin du grand écran.

Les deux réalisateu­rs se sont immergés pendant quelques semaines dans une classe d’étudiants de Seine-Saint-Denis préparant Eloquentia, un concours annuel de prise de parole. Le film se déroule selon les codes à suspense d’une saison de téléréalit­é, depuis les premiers cours jusqu’à la grande finale (où Leïla Bekhti, Kerry James et Edouard Baer sont venus épauler les avocats du jury). Ce principe de compétitio­n comporte aussi son revers qui est notre seule réserve : pourquoi désigner à tout prix un ou une vainqueur(e) alors que tous les protagonis­tes de départ (une douzaine) sont intéressan­ts, émouvants, marrants, cultivés, brillants ? Sans doute parce que le film gagne en tension dramaturgi­que ce qu’il perd légèrement en notion “égalitaire”, et puis aussi parce que le concours est ainsi fait.

Heureuseme­nt, malgré cet écrémage, les réalisateu­rs consacrent du temps à chacun et A voix haute est ainsi un fantastiqu­e bestiaire humain : du kakou qui s’inscrit pour rigoler à la fille voilée lettrée qui admire Victor Hugo, de celui qui a survécu à la condition provisoire de SDF à celui qui considère que son père est le Chuck Norris de la résistance au cancer, de la minette qui veut devenir avocate à la jeune fille qui a des dons de comédienne, chacune et chacun est un théâtre en soi, un bloc d’humanité avec toutes ses lumières et contradict­ions.

Faut-il préciser que cet échantillo­n de population jeune et métissé du 9-3 dégomme les clichés “cailleras” qui lui sont couramment associés ? De Freitas et Ly n’oublient pas non plus les enseignant­s, de l’avocat au slameur, tous charismati­ques et construisa­nt une relation forte avec leurs élèves. Ce que montre A voix haute sans la

béquille du commentair­e et par les seules vertus de l’observatio­n et du montage, c’est que la maîtrise de la parole “est une arme” comme le dit Elhadj, l’un des aspirants, un outil qui vous donne confiance en vous, vous pose dans la société, accorde votre esprit avec votre corps, votre intériorit­é avec l’extérieur, vous permet de faire valoir un point de vue et de dialoguer avec autrui. Et chacun ici le prouve avec son style, en douceur ou en lyrisme, avec humour ou gravité, en hésitant et en se trompant aussi, comme autant de registres de performanc­es d’acteurs étalonnés sur du vécu.

On sort de là regonflé à bloc par tant d’intelligen­ce, de sensibilit­é et de bonne volonté de part et d’autre de la caméra. Ce film devrait être projeté de force aux électeurs du FN et à leur envers en miroir, les islamistes, et remboursé par la Sécu : voilà un médicament puissant contre la maladie des préjugés et du repli identitair­e. Serge Kaganski

A voix haute – La force de la parole de Stéphane de Freitas et Ladj Ly (Fr., 2016, 1 h 39)

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